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PHystorique- Les Portes du Temps
26 mai 2021

Bertrand de Born, Richard Cœur de Lion les conjurés d'Aquitaine - ligue dite La Conjuration du Dorat (vers 1183)

Bertrand de Born, Richard Cœur de Lion les conjurés d'Aquitaine - ligue dite La Conjuration du Dorat

Après avoir reçu, pendant plusieurs semaines, dans le palais d'Argentan, l'hospitalité de son puissant suzerain, Bertrand de Born partit sans le moindre regret, n'emportant aucun don généreux, aucun joyeux souvenir et nul sentiment de reconnaissance envers Richard Coeur-de-Lion.

Dès qu'il eût retrouvé son ciel bleu d'Aquitaine, il oublia Mathilde d'Angleterre, comme il avait oublié Maheut de Montignac en arrivant sur les frontières de Normandie.

L'âme libre et fière du troubadour ressentit bientôt, sous le donjon d'Hautefort, les nobles émotions de l'indépendance. Sans attendre le retour du printemps, qui faisait toujours vibrer les armes dans les mains des jeunes guerriers, il résolut d'exécuter sur le champ ses anciens projets de coalition.

Il avait rencontré à Argentan le frère aîné de Richard, Henri Court-Mantel, associé depuis douze ans à la couronne d'Angleterre sous le nom de « Jeune Roi », et jouissant à ce titre de quelques honneurs royaux, sans exercer cependant aucune autorité directe.

Le jeune Roi et le comte de Poitiers semblaient vivre en bonne intelligence ; mais Bertrand de Born avait remarqué la vive irritation ressentie par Henri Court-Mantel quand il considérait le pouvoir quasi-royal de son frère et quand il le comparait à sa situation personnelle, toujours très effacée dans toutes les provinces du royaume.

Bertrand avait aussi remarqué le mécontentement éprouvé par le jeune Roi, lorsqu'il voyait Richard sortir du pays d'Aquitaine pour aller siéger, comme un véritable souverain, jusqu'au milieu de la Normandie.

On disait même qu'il se permettait de faire construire, en ce moment-là, une puissante citadelle, hors de son gouvernement, au centre de l'Anjou.

Henri Court-Mantel aurait dû cependant, à plus juste titre que son frère, suppléer le roi Henri II pendant ses longs et nombreux séjours en Angleterre : ce privilège lui revenait par droit de naissance et par sa qualité d'associé à. la couronne. S'il avait eu quelque pouvoir, sa cour n'eût pas été triste et déserte comme celle d'Argentan ; on l'aurait vu rivaliser avec le comte de Toulouse pour donner à la noblesse d'Aquitaine des fêtes merveilleuses.

Il était le plus brillant des enfants d'Henri II. Seul entre tous il avait un physique agréable. Elevé par les soins de Saint-Thomas Becket, il possédait une intelligence très cultivée, un esprit vif et séduisant. Il aimait le luxe et les plaisirs ; il se faisait, remarquer dans les assemblées et dans les tournois par la distinction de ses manières et par la promptitude de ses réparties, aussi bien que par sa vigueur et par sa prouesse.

L'illustre archevêque de Cantorbéry avait su développer chez le prince les heureuses dispositions de sa nature ; il n'avait pas pu faire germer en lui le sens moral, qui manquait à tous les enfants d'Henri II comme à Henri II lui-même.

Les qualités princières du jeune Roi étaient rendues plus éclatantes encore par une excessive générosité. Il donnait toujours et sans compter tout ce qu'on lui demandait : tandis que Richard Coeur-de-Lion, réduit aux faibles revenus du duché d'Aquitaine, avec les très lourdes charges d'un gouvernement onéreux, ne pouvait pas pratiquer la largesse, cette essentielle vertu de tous les nobles barons..

 

2. La Conjuration du Dorat capitale de la Basse Marche des comtes de la Marche

Dès que Bertrand de Born eût repris sa place dans la citadelle d'Hautefort, il reçut de nombreux témoignages de l'amitié du jeune Roi Henri le Jeune.

 Encore sous la froide impression laissée dans son esprit par la quarantaine d'Argentan, il comparait les qualités comme les défauts des deux fils aînés du roi d'Angleterre ; son coeur ne resta pas longtemps indécis.

Ne tenant pas compte des flatteuses distinctions qui lui avaient été prodiguées par Richard Coeur-de-Lion, il s'efforça d'exciter l'irritation jalouse d'Henri Court-Mantel, et s'attacha par tous les moyens en son pouvoir à constituer, sous la direction du « Jeune Roi », une ligue puissante contre le « Roi du Nord » et contre le duc d'Aquitaine.

A cet effet, il convoqua les barons mécontents dans le château du Dorat, en Limousin.

Quand ils furent assemblés dans la salle voûtée du donjon, Henri leur exposa que le comte de Poitiers ; son frère, oubliant qu'il était avant tout  duc d'Aquitaine et protecteur de ses vassaux, sacrifiait en toutes circonstances les privilèges des Aquitains, pour rattacher son duché au royaume d'Angleterre, comme province conquise, imposable à merci.

Il résidait en Normandie, en Anjou, aussi souvent qu'à Poitiers, il dépensait ses revenus à la cour d'Argentan ; il préférait les trouvères et la langue d'oil aux troubadours et à la langue d'oc; il construisait même, disait-on, des forteresses en Anjou (1), avec le cens et la queste (2) prélevés en Aquitaine. Il se considérait enfin comme le vice-roi du Nord et non comme le défenseur des coutumes locales.

Il fit encore observer que ce beau pays, qui lui était si cher, parce qu'il était le plus précieux héritage de son grand-père, avait été bien plus heureux sous la dynastie des Guillaume.

 Il conclut en les engageant à se soulever tous avec lui, promettant sur son honneur de leur rendre et de soutenir toujours leurs antiques privilèges.

Les Aquitains étaient trop attachés à la reine Eléonore et à ses ancêtres, pour hésiter devant les conseils donnés avec tant, d'énergie par le fils aîné de leur duchesse captive. Tous Ensemble jurèrent fidélité au jeune Roi.

La nouvelle de cette révolte parvint rapidement en Angleterre ; elle surprit le monarque pendant qu'il s'occupait, avec son habituelle sollicitude, à fonder sur des bases que les siècles ont respectées, la législation et l'administration de son royaume.

Henri.II s'empressa d'envoyer des messagers à son fils Henri, pour lui renouveler l'expression de sa confiance et de sa tendresse paternelles ; il lui faisait dire en même temps que, voulant lui donner le moyen de soutenir avec plus d'éclat son titre royal, il lui abandonnait le produit d'un impôt récemment établi dans toutes ses provinces de France, sur les charrettes et sur les-chars.

L'établissement de cette taxe ne s'était pas accompli sans de grandes difficultés. En ces siècles de vigoureuse énergie sociale et de noble indépendance, toute atteinte aux anciennes coutumes populaires, toute aggravation aux charges publiques provoquait de véritables émeutes,-dont l'histoire a conservé des traces bien nombreuses.

Henri II, en faisant cette pacifique démarche auprès de son fils, espérait le ramener immédiatement à l'obéissance. Il espérait aussi sans doute, avec le concours du jeune Roi, apaiser les protestations du peuple et rendre plus facile le recouvrement du nouvel impôt.

Mais les prévenances du terrible « Roi du Nord » prouvent bien qu'il avait compris de quels graves dangers étaient menacés sa famille et son royaume par la conjuration du Dorât.

 

 

Lorsque Bertrand de Born apprit l'arrivée soudaine en France des messagers du roi d'Angleterre. Il se rendit compte de la grande influence qu'ils allaient exercer sur l'esprit docile d'Henri Court-Mantel, toujours prêt à fléchir devant les manifestations de l'énergique volonté de son père.

Pour corriger l'effet que ne pouvaient manquer de produire les exhortations d'Henri II portées par d'habiles interprètes, le troubadour composa le sirvente suivant, qu'il fit aussitôt publier dans toute l'Aquitaine (mars 1183) :

 

Pois Ventadorns, e Comborns ab Segur,

E Torena (3), e Monfortz (4), ab Gordo (5)

An fait acort ab Peiregorc e jur,

E li borzés se claven de viro,

M'es bel qu'eu chant e qu'eu m'en entremeta

D'un sirventes per lor assegurar,

Qu'eu no volh ges sia mia Toleta

Per qu'eu segurs non i ausès estar.

 

A Poi-Guilhem(6), e Clarenz(7), e Granhol(8),

E Saint-Astier (9), moût avetz grant onor,

 E eu mezeis, qui conoisser lam vol,

 E a sobrier Engolesmes major

D'en Charetier que guerpis la chareta ;

Non a deniers ni no'n pren ses paor,

Per qu'ab onor pretz mais paucha terreta

Qu'un grant empier tener a desonor.

 

Puisque Ventadour, Comborn, Ségur, Turenne, Monfort et Gourdon ont fait alliance sous serment avec Périgord, et puisque les bourgeois se ferment à clef, il faut bien que je chante et que je compose un sirvente pour les rassurer tous, car je ne voudrais pas que Tolède fût à moi, si je ne pouvais pas y vivre en sûreté.

Ah ! Puy-Guilhem, Clarens, Grignols et Saint-Astier, vous avez grand honneur et moi aussi, qui veux me juger comme vous meilleur que le Grand Angoulême ou que le seigneur charretier qui abandonne son char.

Celui-ci n'a pas d'argent et n'en aura pas, s'il a peur. Pour moi je préfère posséder honorablement une petite terre, qu'avoir un grand empire avec le déshonneur.

 

Sil rics vescoms que es chaps dels Gascos,

 A cui apen Beams e Gavardas (10),

 E'n Vézias (11) o vol e'n Bernardos (12),

El senher d'Acs (13) e cel cui es Marsas (14),

 D'aquela part aura prol coms que fassa;

E eissamen, aissi com el es pros,

Ab sa grant ost que atrai e amassa,

Passe s'en sai e ajoste s'ab nos.

 

Si Talhaborcs, e Pons (15), e Lezinhas (16),

E Malleos (17), e Taunais (18) fos en pés

E a Sivrai (19) fos vescoms vius e sas,

Ja no creirai que no nos ajudès.

Cel de Toartz (20), pois lo coms lo menassa,

Tenga s'ab nos e no sia ges vas ;

E demandem, tro que el dreit nos fassa,

Dels omenés quens a traitz d'entrels mas.

 

Si le riche vicomte, chef des Gascons, de qui dépendent Béarn et Gavardan, si Vézian et Bernard, si les seigneurs de Dax et de Marsan le voulaient bien, le comte aurait, assez à faire avec eux ; et même, quelque brave qu'il soit, malgré la forte armée qu'il assemble et commande, il ne pourrait passer ici et se mesurer avec nous.

 

 

Si Taillebourg, Pons, Lusignan, Mauléon et Tonnay sont en paix, et s'il y a à Civray un vicomte ardent et sensé, je ne crois pas qu'ils refusent de nous aider.

 

 Que celui de Thouars, puisque le comte le menace, se joigne à nous et ne faiblisse pas ; nous réclamerons, jusqu'à ce qu'il nous ait fait justice, tous les privilèges qu'on nous a ravis.

 

Entre Peiteus e la Isla Bochart (21),

E Mirabel, e Laudun (22), e Chino (23),

A Clarasvals (24), an baslit ses regart

Un bel chaslar, e mes en pla chambo.

Mas no volh ges lo sapcha no lo veja

Lo joves reis, que nolh sabria bo (25) ;

Mas paor ai, pois que tan fort blancheja,

Que lo veira be de Matafelo (26).

 

- Del rei Felip (27) sabrem be si paireja,

 0 si segra los usatges Charlo.

D'en Talhafer (28), que per senhor l'autreja

D'Engolesme, e el l'en a fait do;

E non es dreit de rei que re autreja,

Pois a dit d'oc, que mais diga de no (29).

 

 

Entre Poitiers, l'Isle Bouchard, Mirebeau, Loudun et Chinon, à Clairvaux, on a bâti sans crainte une belle forteresse, au milieu de la plaine.

Je ne voudrais pas que le jeune roi le sache et la vît ; cela, ne lui serait pas agréable. Mais j'ai peur, tant les murs sont blanchis, qu'il ne l'aperçoive de Mateflou.

Nous saurons si le roi Philippe imitera son père ou s'il prendra modèle sur Charlemagne.

Taillefer a reconnu Philippe comme seigneur d'Angoulême, et Philippe lui en a fait don. Ce n'est pas un droit royal de ne rien concéder. Celui qui a dit oui n'a plus le droit de dire non.

 

En 1182, Richard Cœur de Lion, futur Roi d'Angleterre, et alors Duc d'Aquitaine, en demande la fortification. Officiellement une manière de marquer son contrôle sur le vicomte Guillaume de Châtellerault, et peut-être plus officieusement d'anticiper un conflit avec son frère.

Le château ainsi fortifié était alors constitué d'un donjon flanqué de sept tours crénelées, entouré de vastes douves et fossés. L'ouvrage était ainsi voué à tenir une position stratégique forte. Cette forteresse (citée "Clairvaux", "Clervaux", "Glairvaux" ou "Clarasvalls" dans les textes) fera alors logiquement l'objet d'un casus belli entre Richard et son frère Henri le Jeune, celui-ci estimant que l'opération de fortification était dirigée contre lui.

Ce sirvente est écrit avec une incontestable habileté.

Le troubadour commence par passer en revue les principaux conjurés du Dorât, que nous retrouverons bientôt prêtant de solennels serments devant l'autel de Saint-Martial.

Ce sont : Eble V, vicomte de Ventadour, de qui est issue la famille de Ventadour, devenue très illustre ; Archambeaud V, vicomte de Comborn, qui va épouser Guicharde de Beaujeu; Adhémar V, vicomte de Limoges et seigneur de Ségur ; Raymond II, vicomte de Turenne ; Guillaume de Gourdon, qui mourut en 1194, après avoir été le premier mari d'Alix de Turenne ; Bernard de Cazenac, seigneur de Monfort, qui sera le second.mari d'Alix ; Elie V de Talleyrand, comte de Périgord et seigneur de Grignols ; Nompart de Caumont, seigneur de Puyguilhem, de qui sont issus les Caumont-Laforce ; Amblard de Gonlaud, seigneur de Clérans, auteur des Gontaud-Biron ; Pierre de Saint-Astier ; Gaston VI, vicomte de Béarn et Gavaret ; Vézian II, vicomte de Lomagne ; Bernard IV, comte d'Armagnac ; Pierre, vicomte de Dax ; Cenlule, comte de Bigorre et seigneur de Marsan ;  Geoffroy de Rançon, seigneur de Taillebourg et Pons ; Jaufré de Lusignan ; Raoul, sire de Mauléon ; Jaufré, seigneur de Taunay ; X., seigneur de Civray; Aymar VI, vicomte de Thouars.

Bertrand fait ressortir dans son chant guerrier les mérites de tous ces nobles conjurés ; il laisse voir en même temps les appréhensions inspirées par Guillaume V, qu'il appelle le Grand Angoulême, partisan dévoué du roi de France, et par le jeune Roi, désigné sous le nom de seigneur « charretier », en raison de l'impôt dont son père vient de lui donner tout le produit.

Après avoir exprimé ces sentiments divers, le troubadour essaie d'exciter la jalouse colère d'Henri Court-Mantel en lui parlant de Clairvaux, en Anjou, qui fut réellement, à cette époque, un des principaux griefs formulés par le jeune Roi contre Richard.

Bertrand de Born semble aussi vouloir rechercher, dans ce sirvente, l'intervention en faveur de l'Aquitaine du roi Philippe-Auguste, qui venait de monter sur le trône (18 septembre 1180); il le compare à Charlemagne, devançant par une singulière intuition le jugement de l'histoire, qui depuis a donné à ce grand roi le nom glorieux de « Charlemagne Capétien » (30).

 

Il raconte ensuite que Ulgrin III, comte d'Angoulême, surnommé Taillefer, vient de se reconnaître vassal du roi de France, et que le roi de France, faisant à son égard acte de suzerain, a lui-même reconnu Taillefer comme étant seul maître de son comté ; il expliquait ainsi pourquoi Guillaume V, successeur de Ulgrin III, n'est pas au nombre des conjurés.

Malgré toute l'habileté de son intrigue, Bertrand ne réussit pas encore à transformer son complot en une guerre civile ; il n'avait pas prévu la rapide décision du roi d'Angleterre, qui peu de jours après était en France, à la tête de ses fidèles vassaux d'Anjou.

 

 

3. Henri II vient en France

Philippe-Auguste a dit, en parlant d'Henri II : « Le roi d'Angleterre ne navigue ni ne chevauche ; il vole ».

L'arrivée du roi du Nord sur le sol d'Aquitaine fut tellement imprévue, qu'elle déconcerta tous les insurgés et principalement Henri Court-Mantel.

 Le jeune prince, à cette nouvelle, se rendit, tremblant, auprès de son père et lui demanda grâce et merci. Il obtint aussitôt, en même temps que son pardon, une assez forte somme d'argent, qui lui permit d'aller dans différents cours de France, de Champagne ou de Bourgogne prendre part aux brillantes joutes guerrières des tournois de chevalerie et des cembels.

Mais les nobles barons et les riches seigneurs Aquitains qui, suivant les conseils et l'exemple d'Henri Court-Mantel, avaient violé leurs plus sacrées obligations féodales et conspiré contre leur suzerain, se virent odieusement abandonnés par le jeune Roi et gravement compromis devant le puissant Henri II.

Bertrand de Born, qui les avait convoqués au Dorât, se fit aussitôt l'interprète audacieux de leur juste courroux ; il composa contre Henri Court-Mantel un sirvente indigné et le lança sur les traces du prince, qui festoyait dans les provinces de l'Est, avec les seigneurs de Garlande, sans se préoccuper des représailles auxquelles les conjurés d'Aquitaine restaient exposés par sa fuite.

Le troubadour fit ainsi connaître dans toute la Langue d'Oc la félonie du « Jeune Roi » et les sentiments que sa conduite faisait naître au coeur de tous les Aquitains.

Ce beau chant de guerre est l'un des plus énergiques dans l'oeuvre du troubadour d'Hautefort :

 

D'un sirventes nom chai far lonhor ganda,

Tal talen ai quel diga e que l'espanda,

Quar n'ai razo tan novela e tan granda

Del jove rei, qu'a fenit sa demanda

Son frair Richart, pois sos pair l'o comanda,

Tant es forsatz !

Pois n'Aenrics terra no te ni manda,

 Sia reis dels malvatz !

 

Que malvatz fai, quar aissi viu a randa

De liurazo a comte e a garanda ;

Reis coronatz que d'autrui pren liuranda,

Mal sembla Arnaut (31), lo marqués de Bellanda,

 

Je ne puis tarder plus longtemps à faire un sirvente, tant je désire exprimer et répandre ma pensée ; car je trouve un sujet nouveau et bien sérieux chez le jeune roi, qui relire ses réclamations adressées à son frère Richard, parce que son père l'a commandé. Il a donc la main forcée ! Puisque Henri ne tient et ne possède aucune terre, qu'il soit le roi des truands !

C'est bien un truand, celui qui vit de rentes, de pensions, de comptes et de garanties. Roi couronné, qui portes la livrée d'autrui, tu ne ressembles pas à Arnaud, le marquis de Bellande,

 

Nil pro Guilhem (32) que conques Tor Mirmanda,

Tan fo prezatz !

Pois en Peitau lor ment e los truanda,

Noi er mais tant amatz.

 

Ja per dormir non aura Coberlanda (33),

Reis dels Englés, ni conquerra Irlanda,

Ni tenra Angeus, ni Monsaurel (34), ni Canda(35),

Ni de Peiteus non aura la Miranda (36),

Ni sera ducs de la terra Normanda,

Ni coms patetz.

Sai de Bordel ni dels Gascos part Landa

 Senher, ni de Basatz.

 

Conselh volh dar, el so de n'Alamanda (37),

Lai a'n Richart, sitôt no lom demanda :

Ja per son frair mais sos ornes no blanda.

N'oncas fai el, ans assetja els a randa ;

 

Ni au preux Guilhaume, qui prit la tour Mirmande, et qui fut tant vanté. Puisqu'il a trahi les Poitevins et qu'il s'est conduit avec eux comme un truand, il ne mérite pas leur amour.

 Ce n'est pas en dormant que tu auras le Cumberland, roi des Anglais, ou que tu conquerras l'Irlande, ou que lu garderas Angers, Montsoreau, Candé, ni que tu prendras la tour de Poitiers, ou que tu seras duc de la terre Normande, ou comte Palatin, ni seigneur des Gascons, dans les Landes, au-delà de Bordeaux, ni même de Bazas.

Je veux donner un conseil, sur l'air d'Alamanda, au seigneur Richard, bien qu'il ne le demande pas : Que jamais, confiant en son irère, il ne s'accorde avec ses vassaux. Aussi bien il ne l'a pas fait encore ; mais que plus tôt il les assiège sans pitié ;  

 

Toi lor chastels e dérocha e abranda

Devés totz latz ;

El reis torneja ab cels de Garlanda (38)

 E Vautre sos conhatz (39).

 

Lo coms Jaufrés (40), cui es Bresilianda (41),

Volgra fos premiers natz,

Quar es cortès, e fos en sa comanda

Regismes e duchatz.

 

Qu'il prenne leurs châteaux, qu'il les détruise et les brûle de toutes parts, pendant que le jeune roi fréquente les tournois avec les seigneurs de Garlande et son beau-frère.

 Je voudrais que le comte Geoffroy, à qui  Brocéliande (  Brésiliande, Bresilianda) appartient, fût l'aîné de la famille, et qu'à lui obéissent le royaume et le duché, car lui du moins est un courtois seigneur.

Il ne fallut pas longtemps pour que ces vers, aussi menaçants que perfides, fussent répétés par les jongleurs et par les ménestrels dans les hameaux et dans les châteaux de France, de Bourgogne et de Provence.

Les événements politiques occupaient alors le monde féodal autant qu'ils nous occupent nous-mêmes aujourd'hui, et les sirventes des troubadours constituaient, au XIIe siècle, de véritables gazettes, parfaitement achalandées, ou des pamphlets lus avec avidité par les bourgeois et les seigneurs.

Henri Court-Mantel, entendant ainsi réciter en public les reproches bien mérités contenus dans « D'un sirventes », fut saisi d'un violent remords.

 Il sentit s'agiter tout à la fois son âme et son épée, comme l'a si poétiquement exprimé Jasmin, dans ces beaux vers consacrés à Bertrand de Born :

 

Oh! quand aquel fazio brounzina sa guitarro,

Dizon que lous pu frets se sention boulega .

L'amo dedins lou corp e lou fer din la ma ! (42)

 

Le jeune Roi comprit toute la faute qu'il avait commise envers les conjurés du Dorât : il résolut, pour la réparer, de revenir immédiatement au milieu d'eux.

Mais il voulut justifier son voyage dans l'Est, en cherchant des alliés parmi les princes qu'il venait de visiter.

Ses démarches furent couronnées de succès : le duc de Bourgogne et le comte de Champagne lui promirent de se joindre à lui, vers le milieu de l'été, et d'amener des chevaliers qui l'aideraient à rendre aux Aquitains leur antique indépendance.

Philippe-Auguste, son beau-frère, lui donna de sérieuses espérances, sans vouloir cependant prendre encore envers lui des engagements formels.

Henri Court-Mantel fit connaître à Bertrand de Born ses résolutions nouvelles ; il lui dit les diverses alliances qu'il venait de contracter dans l'intérêt de l'Aquitaine, et il l'engagea vivement à solliciter lui-même le précieux concours de Raymond V, comte de Toulouse.

Après avoir ainsi réparé sa faute et bien expliqué le but de son voyage dans l'Est, le jeune Roi demandait au troubadour de corriger, dans un sirvente élogieux le mal que son dernier chant de guerre avait fait, non seulement à sa réputation, mais encore à l'autorité qu'il devait conserver toujours sur les nobles- conjurés.  

Bertrand de Born lui répondit aussitôt (avril 1183) :

 

Eu chant, quel reis m'en a pregat,

A l'auzen de mon menassat,

De l'afar d'aquesta guerra,

 D'aquest joc que vei entaulat;

 E sabrem, quan l'auran jogat,

Del quai dels filhz er la terra.

 

Tost Vagral reis joves matât,

Sil coms (43) nol n'agués ensenhat;

Mas aissils clau els enserra,

Qu'Engolmés a per fort cobrat.

E tôt Saintonge desliurat,

Tôt lai part Finibus-Terra.

Sil coms pot far sa volontat,

Que nol vendan cist afiat, N

i del tôt si desenferra,

Anc singlar no vim plus irat,

Quan Van brochât ni l'an chassât,

Qu'el er, mas sos cors nolh erra.

 

Je chante, parce que le roi m'en a prié, à l'occasion de mes menaces, motivées par celte guerre, par ce noble jeu dans lequel nous nous engageons ; nous saurons, quand la partie sera terminée, auquel des princes appartient la terre.

Le jeune Roi aurait bientôt maté le comté, s'il n'avait bien pris déjà ses dispositions ; mais il l'enfermera, l'enserrera si bien, que l'Angoumois sera de force enlevé, la Saintonge sera ravie, et Richard fuira jusqu'au Finistère.

Si le comte peut agir à son gré, si personne ne vient à son aide, il ne se sauvera pas. Jamais nous n'aurons vu sanglier plus irrité que lui, quand les chasseurs l'ont blessé ; mais personne ne voudra de son corps.

 

De mon senhor lo rei annat

Conosc que an sei filh pechat,

Que del sojorn d'Engleterra.

 L'an aoras dos ans lonhat.

De totz lo tenc per enganat,

Mas quan de Joan Sens-Terra.

 

Li Guizan (44) se son acordal

Entre els e ves lui révélât

Com aicil de Lombardia (45),

Mais volon esser be menât

Per rei que per comte forsat :

D'aitan lor trac garentia.

 

Aquest joc tenc per gazanhat

Devès nos e per envidat,

Que dels pezos de Valia (46)

Avem Vescachier desliurat,

Que luit n'aneron esfredat

Sens comjat qu'us no prendia.

 

Je reconnais que les fils de Monseigneur le vieux roi sont coupables; ils l'ont retenu pendant deux ans éloigné de son palais d'Angleterre. Je reconnais aussi que tous l'ont trahi, sauf Jean Sans-Terre.

Les Aquitains se sont coalisés entre eux et révoltés contre lui, comme se révoltent les Lombards. Ils préfèrent être bien traités par un roi, que tyrannisés par un comte. Le roi leur donne autant de garanties.

Je regarde la partie comme gagnée par nous et comme résolue. Nous avons délivré l'Echiquier des piétains de Valée et tous partiront effrayés, sans même demander leur congé.

En Lemozi fo comensat ;

Mas délai lor er afinat.

 Qu'entre Fransa e Normandia,

Ves Gisorz (47) e ves Noumercat (48),

Volh qu'en aujan cridar : Arat !

E Monjoie !! e Deus aïa /.'.' (49)

 

Lo sen vencerem ab foudat,

 Nos Lemozi e envesat,

Que volem qu'om do e ria.

Quelh Norman en son enojat

E dizon s'is n'eran tornat,

Qu'us mais d'els sai no venria.

 

Lo rei tenc per mal conseillât

De Fransa, e per peis guizat ;

Quar vei que sos faitz estanha

Que li valrion mais daurat ;

E si novaia son conhat,

Sens e pretz tem quelh sofranha.

 

C'est en Limousin que la guerre a commencé ; mais elle se terminera plus loin. Je veux qu'entre France et Normandie, vers Gisors et vers Neuf-Marché, on entende crier à la fois : Arras ! Montjoie !! Dieu aide !!!

Nous vaincrons la raison avec la folie, nous Limousins joyeux qui voulons que toujours l'on donne et l'on rie. Que le Normand, dans son ennui, dise, lorsqu'il sera parti, que jamais il ne reviendra.

Je trouve que le roi de France est mal conseillé et qu'il se conduit encore plus mal, car ses actions sont étamées et nous voudrions qu'elles fussent, dorées. S'il ne vient, pas aider son beau-frère, il souffrira dans sa réputation.

 

Francés (50), si com etz abdurat

 Sobre totz e li plus prezat,

Parescha qu'us no remanha

Companh quel reis aia mandat,

 Que jamais no seretz prezat

Si non etz en la mesclanha.

 

Lo ducs de Bergonha (51) a mandat

Qu'el nos ajudara l'estat;

Ab lo socors de Champanha

On venran tal cinc cent armat,

Que quan tuit serem ajustat,

Non er Peiteus no s'en planha !

 

Reis qui per son dreit si combat,

A melhz dreit en sa eretat.

E quar conqueret Espanha

Charles, n'a om totz temps parlat,

Qu'ab trebalh e ab largelat

Conquer reis pretz el gazanha.

 

Français, qui vous montrez braves entre tous et les plus renommés, faites voir que vous voulez être les alliés demandés par le jeune Roi ; car jamais vous ne serez appréciés, si vous ne venez pas dans la mêlée.

Le duc de Bourgogne a fait savoir qu'il nous aiderait cet été ; avec le secours de la Champagne nous verrons cinq cents chevaliers armés ; et quand ils seront tous là bien équipés, non, le comte de Poitiers ne se plaindra pas !

Le roi qui combat pour ses droits, acquiert de meilleurs titres sur son héritage. Charlemagne a conquis l'Espagne et l'on parlera toujours de lui ; car avec la guerre et les largesses un roi gagne la gloire et la fortune.

 

Senher Rassa (52), aquest comtat (53)

Vos creschal reis ab Bretanha.

 Lo reis joues s'a pretz donat

 De Burcs tros qu'en Alamanha.

 

Seigneur Rassa, ce comté agrandira, votre royaume de Bretagne. Le jeune Roi se rendra glorieux depuis Burgos jusqu'en Allemagne.

Ce bouillant chant de guerre n'était pas une menace de fanfarons.

Les seigneurs d'Aquitaine, en apprenant que Henri Court Mantel et son frère Geoffroy revenaient à de meilleurs sentiments, sentirent aussitôt, se ranimer toute leur confiance.

Lorsqu'ils surent que Hugues III, duc de Bourgogne, et le comte de Champagne enverraient, de nombreux chevaliers à leur aide, ils furent pénétrés d'un nouveau dévouement pour le jeune Roi d'Angleterre ; mais ils jugèrent prudent de lier tous les conjurés entr'eux par un serment solennel.

 

R. DE BOYSSON.  

Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze.

 

 

 

 

Domfront, Argentan en Normandie sous les Plantagenêt- Naissance d'Aliénor d’Angleterre mère de Blanche de Castille <==

1174 Don par Audebert, comte de la Marche, de la chapellenie fondée par lui au château du Dorat.  <==

Les ligues féodales contre Richard Cœur de Lion et les poésies de Bertran de Born (1176-1194) <==

==> 1183 Mort du Prince Henri, fils aîné d'Henri II, au moment où il s'apprêtait à livrer bataille à son père et à son frère Richard

 

 

 


 

(1) Voir ci-après la construction de Clairvaux.

(2) Revenus ordinaires et extraordinaires.

(3) Ventadour, Comborn et Turenne faisaient avec Limoges, à qui appartenait Ségur, les quatre vicomtes du Limousin.

(4) Monfort, belles ruines sur les bords de la Dordogne, canton de Sarlat, appartenait à Bernard de Cazenac.

(5) Gourdon (Lot), appartenait à Guillaume.

(6) Puissante forteresse, aujourd'hui en ruines, appartenait à Nompart de Caumont. Là fut tiré en 1360 le premier coup de canon.

(7) Forteresse ruinée par les Anglais ; appartenait à Amblard de Gontaud. Commune de Cause et Clérans (Dordogne).

(8) Château fort, appartenait à Elie de Talleyrand. On voit encore ses ruines. Commune de Grignols (Dordogne).

(9) Chef-lieu de canton (Dordogne).

(10) Béarn et Gavardan, dont le chef-lieu était Gavaret (Landes), appartenait à Gaston VI.

(11) Vézian II, vicomte de Lomagne (1173-1222). La Lomagne avait pour chef-lieu Beaumont (Tarn-et-Garonne).

(12) Bernard IV, comte d'Armagnac (1160-1190).

(13) Aujourd'hui Dax, appartenait au vicomte Pierre.

(14) Le Marsan (Landes), appartenait à Centule, comte de Bigorre.

(15) Taillebourg et Pons (Charente), appartenaient à Geoffoy de Rançon.

(16) Lusignan (Vienne), appartenait à Geoffroy de Lusignan.

(17) Mauléon appartenait à Raoul, père du célèbre Savary de Mauléon.

(18) Tonnay-Charente, appartenait à Jaufré de Taunais.

(19) Civray (Vienne).

(20) Thouars (Deux-Sèvres), appartenait à Aymery VIl.

(21) Isle-Bouchard (Indre-et-Loire).

(22) Mirebeau et Loudun (Vienne).

(23) Chinon (Indre-et-Loire).-

(24) Clairvaux, dans la commune de Scorbé (Vienne).

 (25) Idiotisme encore usité dans le patois périgourdin : me sabria bo, me sabria mal (il me serait agréable, il me serait déplaisant).

(26) Malafelo, aujourd'hui Mateflou ; ruines intéressantes dans la commune de Seiches (Maine-et-Loire).

(27) Philippe-Auguste, monté sur le trône le 10 septembre 1180.

(28) Vulgrin III avait mis le comté d'Angoulême sous la suzeraineté du roi de France; il mourut en 1181 laissant deux frères : Guillaume V, qui n'eut pas d'enfants, et Aymar Ier, dont la fille, Isabelle, épousa Jean-Sans-Terre, frère et successeur de Richard Coeur-de-Lion.

(29) Idiotisme déjà relevé dans un précédent sirvente.

(30) Tous ces nobles révoltés sont nominativement désignés, soit par Bertrand de Born, soit par Geoffroy de Vigeois, dans sa chronique.

(31) Arnaud de Bellande, héros d'une des chansons de la geste de Guillaume au court nez et fils de Garin de Monglane.

(32) Guillaume d'Orange, fils d'Aimeri de Narbonne et petit-fils d'Armand de Bellande, héros de la geste de Guillaume au court nez.

(33) Cumberland, partie de l'Angleterre, limitrophe de l'Ecosse.

(34) Montsoreau, commune de Maine-et-Loire.

 (35) Cande, chef-lieu de canton de Maine-et-Loire.

(36) Tour Maubergeon, résidence des ducs d'Aquitaine, à Poitiers.

(37) Allusion à une chanson écrite avec les mêmes rimes que ce sirventes, par le célèbre troubadour Girard de Borneilh.

(38) Célèbre famille de l'Ile de France, qui joua un rôle très considérable sous le règne de Louis VI.

(39) Philippe-Auguste, beau-frère du jeune Henri.

(40) Geoffroi, duc de Bretagne, troisième fils d'Henri II.

(41) La forêt enchantée de Brésiliande Brocéliande était en Bretagne. La partie est prise ici pour le tout.

(42) Las Papilloios : La Gleyzo descapelado.

(43) Le comte de Poitiers, Richard Coeur-de-Lion.

(44) Bertrand de Born appelle ici les Aquitains Guizan, appellation qui n'était alors usitée que dans la langue populaire; elle ne sera définitivement adoptée qu'après le XIIIe siècle. On la trouve dans ce sirvente et dans « Mon chan fenisc » pour les besoins de la versification.

(45) Allusion aux révoltes des villes de Lombardie contre Frédéric Barberousse.

(46) Gagistes angevins; voir même chapitre, g 5.

(47) Gisors, aujourd'hui chef-lieu de canton de l'Eure, était jadis la capitale du Vexin, boulevard entre l'Ile de France et la Normandie : constamment disputée par les rois d'Angleterre et de France, Gisors était une place forte de premier ordre, dont on voit encore des ruines fort intéressantes.

(48) Commune du canton de Gournay, département de la Seine-Inférieure.

(49) Arras ! cri de guerre des Flamands. Montjoie !! cri de guerre des Français de l'Isle de France. Dieu aide!!! cri de guerre des Normands. C'est la guerre générale.

(50) Français, signifiait alors habitants de l'Ile de France.

(51) Hugues III, duc de Bourgogne, de 1162 à 1193.

(52) Geoffroi, duc de Bretagne.

(53) Le comté de Poitiers.

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