Je n'ai point lu cet Aristote qui fait tant de bruit dans nos universités; mais je parierais volontiers qu'il n'est rien en sa métaphysique et autres doctes ouvrages qui ne démontre mieux l'immortalité de l'âme que les désirs qu'elle éprouve sans consulter les intérêts du corps, et qu'elle cherche de préférence hors de la portée de celui-ci, qui n'y peut rien entendre. Leurs conditions sont distinctes, et ce qui plaît à l'un ne fait pas toujours l'affaire de l’autre; ce à quoi l'on peut dire qu'il y aurait en leurs penchants et appétits un plus parfait accord, s'ils étaient compagnons de même sorte, faits pour vivre et mourir ensemble.
Je raisonnais ainsi avec moi-même en apercevant de loin les premiers ombrages de cette tant célèbre forêt Brocéliande, le séjour des merveilles, la lice des anciens preux, le pèlerinage des romantiques amours.
Tout ce que j’avais remarqué dans les bourgs et cités de la petite Bretagne n'était guère que la transpiration d'une vie grossière et le mouvement des intérêts journaliers. L'homme assis avec sa famille autour de la table nourricière et des foyers économes, ou bien vaquant à ses labeurs et à son industrie, m'avait offert l'accomplissement de cette règle de la Providence qui donne à l'homme des besoins pour lui épargner des passions.
Mais parfois notre imagination échappe à cette gestion terrestre, et, se prenant aux objets et aux sentiments qui s'éloignent le plus des choses matérielles, elle voudrait, en quelque sorte, anticiper la félicité qui l'attend ailleurs. Il lui faut des concerts aériens dans le fond des bois printaniers il lui faut de virginales voluptés dans une région pleine de mystères; il lui faut de nobles et périlleuses aventures, qui ne laissent à la vie aucune espérance, et à la mort aucune crainte, de manière, que l'âme, plus voisine de sa délivrance que de son exil, puisse déjà prendre son essor victorieux il lui faut des villes croulantes, des solitudes profondes, et toute la liberté du désert.
Sur les bords presque inaccessibles du torrent qui tombe dans les précipices il est une fleur brillante de célestes pleurs et toute hérissée de dards cruels. Elle s'effeuille souvent dans la main qui veut la saisir, et quelquefois les vents de l'orage emportent ses semences fécondes qui naissent tardivement sur les ruines et autour des tombeaux. Fleur divine! si c'est toi qu’on appelle la gloire, embaume le vague des airs lorsque le vaillant chevalier veille seul la nuit aux barrières du camp, devant l'armée ennemie, qui nourrit en de bruyants festins le courage qu'elle va montrer au retour de l'aurore.
Il est une autre fleur qui croît dans l'ombre des vallées. Émue par les zéphyrs et caressantes comme la liane qui embrasse l'arbuste, le rayon du jour l'intimide, un regard semble animer la pourpre qui la colore. Elle a aussi des larmes dans sa corolle et des épines sur sa tige flexible. Fugitive comme un songe heureux ses feuilles tombent même avant les feuilles d'automne; mais ses parfums sont durables. Rose charmante, si c'est toi qu'on nomme la rose d'amour, fleuris dans les lieux déserts, là où s'épaissit la feuillée, là où la jeune damoisel, fatigué du repos de son cœur, s'en va rêvant loin du manoir, et disant aux ruisseaux qui murmurent et aux oiseaux qui chantent : Votre doux bruit ressemble à ma pensée, et vous devinez mon secret !
Oh qui pourra, à moins qu'il n'y ait une amie, consentir à rentrer aux lieux habités par le vulgaire, quand une fois il aura pénétré dans les labyrinthes de verdure, et descendu les pentes ténébreuses de la forêt Brocéliande ?
A chaque pas dans cette forêt, si chère aux preux et aux amans, se découvre le monument de quelque touchante histoire, le témoin de quelque événement merveilleux. Ces tourelles couvertes de mousses, et dont les portes sont closes par de verts buissons qui croissent sur les dégradations du seuil solitaire, c'est le réduit où vit une jeune amante qu'on ne pourrait, ni par or ni par argent, racheter de l'esclavage où elle est retenue loin des vivants par force de nécromancie; elle n'est nourrie que de ce que lui apportent les colombes; elle dort le jour, et chante la nuit d'une voix si mélodieuse et si plaintive, que la fauvette aime mieux se taire que de se faire entendre après elle.
Ces pierres, couvertes de mousses et de lichens, sont les restes du palais de Gaël, où le roi Arthur avait établi sa superbe résidence, et d'où les chevaliers de la table ronde partaient pour leurs belliqueuses entreprises.
Près de là est la fameuse fontaine Barenton. A l'un des rameaux de l'érable qui fait vaciller au-dessus d'elle ses ombres folâtres, est un bassin d'or vermeil. Si l'on puise avec ce vase de l'eau de cette fontaine, et qu'on la répande sur un perron voisin, aussitôt la terre tremble et se fend. De ses crevasses sulfureuses il sort des spectres et des démons une fumée infecte couvre la face du jour, et cette nuit funèbre est sillonnée des feux empruntés à l'enfer. Plus loin est le Val périlleux, à côté du carrefour des douze Croix sanglantes qui conduit à la Clairière des injures et des pardons.
Il n'est pas un de ces lieux renommés qui n'ait été et qui ne soit fréquemment encore choisi par les chevaliers errants pour y tenir leurs pas d'armes (1).
C'est là que les rivaux viennent triompher ou mourir c'est là que, par suite d'un vœu de chevalerie ou d'amour, les preux viennent s'exposer aux épreuves les plus étranges; c'est là que des amans qui n'ont pu trouver sur toute la terre un refuge inviolable et discret peuvent enfin se reposer un moment ensemble et sans témoin sur de muettes fougères.
Au bout d'une longue avenue de chênes centenaires est un rempart d'églantiers et d'aubépine. C'est la clôture odorante qui ferme les bosquets consacrés où, depuis leur sortie de l'île de Saine, les neuf vierges fatidiques ont transporté l'art des prodiges, qui, dans les premiers siècles, occupaient l'océan Britannique. Il est des jours sereins et des nuits claires où ces fées se rendent visibles encore. Elles ont des apparitions de faveur et des apparitions de colère; elles en ont d'amour et de haine. Souvent on voit errer autour de leur magique enceinte des lions, des tigres, des léopards, des dragons et des vautours (2). D'autres fois on respire dans les détours verdoyants et embaumés de la forêt un air si pur et si doux, qu'on se plaint d'être sans amour. C'est à ce moment de volupté que les neuf sœurs se révèlent aux paladins, et que, sans paraître les voir, elles les attirent par le charme de leur démarche et de leur chevelure. L'enceinte fleurie qui défend leur asile s'entr'ouvre, et se referme bientôt sur les pas des amants, qui se trouvent dès lors condamnés à une éternité de délices, et contraints à un bonheur inévitable.
Hors de cet enclos mystérieux, je lus sur des rochers de granit les aventures des preux qui furent ainsi ravis par ces fées amoureuses.
On y apprend comment Ogier le Danois fut enlevé dans un char par l'une d'elles, la belle et séduisante Morgain; comment Thomas le Rimeur fut transporté par un cerf jusqu'au lit de fougères où l'attendaient ces beautés immortelles (3). Par suite d'une aventure de ce genre, la famille de Jacques Brian de Compalé se croit autorisée à se glorifier de sa parenté avec la fée Morgain (4).
Les fées de la forêt Brocéliande reçurent à sa naissance Tristan le Restoré, pour l'élever jusqu'à l'âge de sept ans (5). Elles accueillirent gracieusement Érec, fils du roi Lac, et brodèrent pour le couronnement de ce prince, qui eut lieu à Nantes, un manteau où leur aiguille avait représenté l'arithmétique, l'astronomie et la musique, avec leurs attributs (6).
Au plus épais de la forêt sont les buissons d'aubépine dont la triple clôture renferme au milieu de ses parfums et de sa verdure épineuse le château magique où Viviane retient, dit-on, depuis des siècles, dans une amoureuse captivité, l'enchanteur Merlin, dont elle est tendrement éprise (7).
On assure également que ces fées retiennent encore dans leurs grottes de cristal, dans leur palais d'albâtre le roi Arthur, qui, blessé au combat de Camblan, leur fut amené par Merlin et Thaliessin pour médeciner ses plaies.
Non-seulement elles le guérirent, mais elles lui donnèrent un philtre magique dont la vertu a prolongé son existence depuis des siècles. C'est du moins l'opinion des Bretons, qui attendent son retour, et sont persuadés qu'il reviendra régner sur eux (8).
J'avais entendu un jour mon aumônier me lire les explications des prophéties de Merlin par le savant Alain de l'Isle et j'en avais retenu ces mots « On serait lapidé en Bretagne, si l'on osait dire qu'Arthur est mort (9). » Je me suis assuré de la vérité de cette assertion. La croyance du retour de ce prince est tellement accréditée, que, lorsque le duc de Normandie, Henri II Plantagenêt, tint sur les fonts de baptême l'enfant de son fils Geoffroy, les Bretons s'opposèrent à ce qu'il le nommât Henri et exigèrent qu'on l'appelât Arthur, prétendant qu'il pourrait bien être le prince de ce nom qu'ils attendaient (10)
Les trouvères et les gabeurs plaisantent tous les jours dans leurs vers sur cette persévérante crédulité; et lorsqu'on veut exprimer qu'on espère en vain, on dit en forme de gentil proverbe : « c’est un espoir de Breton »
Grand nombre de personnages recommandables sont venus en la forêt Brocéliande pour admirer ses merveilles; les uns les ont vues, et les autres non. Entre ceux-ci est le poète Robert Wace, fort dépité d'avoir entrepris un long voyage sans avoir trouvé ce qu'il cherchait. Plus heureux que lui, messire Yvain surnommé le Chevalier au Lion, affronta les prodiges de la forêt ; et, après mille périlleuses aventures, ils s’en revint couvert d'une gloire éternelle (11). Hugues de Méry, suivant les bannières de saint Louis avec sa harpe et son glaive, combattit sous les ordres de ce roi contre le duc de Bretagne dès que la trêve fut conclue, il se rendit à la forêt Brocéliande il y vit la fontaine Barenton; il arrosa de son onde enchantée le perron des enfers, et fut témoin de toutes les merveilles racontées par les romanciers de la table ronde (12).
Si les uns voient ce que ne voient pas les autres, c'est que les prodiges ne sont pas faits pour le vulgaire et pour les esprits incrédules. Jamais le merveilleux ne viendra jusqu'à vous, si vous n'allez au-devant de lui avec la croix et la bannière, je veux dire avec la solennité de vos pensées et la pompe de vos sentiments. De même que l'air attire vos parfums, que l'amour appelle l'amour, que la valeur aspire la victoire de même aussi la vivacité d'une imagination brillante mérite la faveur des fées.
Je pense que l'instinct est l'âme des jours ouvrables, et que l'imagination est l'âme des jours de fête. Ce n'est point par les éclats d'une joie qui s'ignore, ce n'est point par les lourdes inspirations d'une orgie qu'on s'apprête à être initié aux choses surnaturelles et à l'intelligence des extases et des prophéties. Le bonheur, dont les racines s'attachent trop familièrement à la terre, n'est pas non plus la meilleure préparation aux douces visions. Quant à moi, qui voyageais éloigné de ce que j'aimais le plus au monde; moi qui, passant comme une ombre à travers les cités et les attroupements des hommes, ne m'arrêtais volontiers qu'en de romantiques solitudes; moi le bras encore en écharpe, d'une blessure que l'on me fit au siège de Brest, et dont j'ai oublié par inadvertance de parler à sa date précise; moi qui tout récemment avais senti battre mon cœur en voyant dans la chapelle du connétable les armures sanglantes et les drapeaux que les mains victorieuses de ce grand capitaine avaient enlevés aux armées de Pierre-le-Cruel et du duc de Lancastre moi enfin, qui venais dans la forêt Brocéliande au moment où les premiers soupirs de l'automne faisaient murmurer de pâlissants feuillages, j'aurais vu peut-être en cette forêt tout ce qu'y virent messire Yvain et Hugues de Méry.
Mais mon vœu et ma tendresse pour la vicomtesse de Thouars ne me permettaient guère d'approcher du sanctuaire des neuf sœurs, et de tenter des aventures dont je n'aurais pu me tirer avec honneur que par une infidélité. Pour ne pas mentir, j'avouerai donc n'avoir eu en cette forêt, pour toute et unique aventure, que la trouvaille d'un bracelet de saphirs, que je vis briller entre des fougères; et plus loin un voile brodé d'or, que je vis arrêté à l'épine du mûrier sauvage. Ces objets, que je laissai dévotement en place, me donnèrent de bonnes et de mauvaises, pensées.
Il y a forces abbayes, monastères, ermitages et chapelles aux environs de la forêt Brocéliande; et cela, comme le disent les clercs, parce que, cette forêt ayant été autrefois le centre de l'idolâtrie, on ne put y convertir les peuples que par la résidence d'un grand nombre de saints et vigilants ouvriers (13).
(Le Palais de la fée Viviane. La Dame du Lac est un mythique personnage des légendes arthuriennes qui donne l'épée Excalibur au roi Arthur, guide le roi mourant vers Avalon après la bataille de Camlann, enchante Merlin, et éduque Lancelot du Lac après la mort de son père.)
La forêt de Brocéliande
Cette forêt mystérieuse, si célèbre dans les romans de chevalerie, s'appelle aujourd'hui le plus prosaïquement du monde la forêt de Paimpont. Elle est située sur la route de Rennes à Brest, dans le voisinage de la petite ville de Montfort. Bien qu'elle ait été maintes fois la victime de l'impitoyable déboisement, elle passe encore aujourd'hui pour une des plus grandes de la Bretagne. Elle a de très-beaux taillis, de remarquables futaies et de magnifiques étangs. On comprend que, dans un siècle porté aux croyances surnaturelles, cette forêt ait passé pour enchantée. Parfois il en sortait de longs gémissements, auxquels répondaient des hurlements affreux, interrompus soudain par un profond silence; d'autres fois la forêt paraissait en feu, elle brûlait sans se consumer, et on en voyait sortir des fantômes pâles et lugubres.
C'est à Brocéliande que se trouve la fontaine de Baranton, célèbre par ses propriétés merveilleuses. « Prodige admirable que la fontaine de Brocéliande, dit un poète contemporain de Philippe-Auguste que l'on répande quelques gouttes de son eau sur la pierre qui touche ses bords, aussitôt cette eau se transforme en nuages épais et chargés de grêle. Les airs retentissent soudain des mugissements de la foudre, et se chargent malgré eux d'épaisses ténèbres. Ceux qui ont opéré le prodige se repentent de leur imprudence et voudraient ne l'avoir pas connu. Des chartes même font mention des prétendus prodiges de cette fontaine merveilleuse, qui, encore de nos jours, a conservé le privilège d'annoncer un prochain orage par un sourd mugissement.
La forêt de Brocéliande n'a pas seulement des souvenirs fabuleux, elle en a aussi d'historiques. Elle fut le séjour du fameux ermite Eon de l'Etoile, qui, à force de répéter ces mots Per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos (Au cours de celui qui jugera les vivants et les morts), se figura qu'il était cet eum.
Il se mit donc à se taire passer pour le Messie, et comme il était très-versé dans la magie, il ne tarda pas à réunir autour de lui une foule de disciples, auxquels il se montrait entouré d'une clarté mystérieuse. C'est vers la fontaine de Baranton qu'il tenait ses mystères. Bientôt, accompagné de nombreux sectateurs, qu'il qualifiait d'anges et d'apôtres, il se mit à parcourir le pays, à piller les villes et les châteaux.
Fait prisonnier en Champagne, il fut traduit devant le concile présidé à Reims par le pape Eugène III, en 1184, et condamné à une prison perpétuelle, tandis que plusieurs de ses complices furent brûlés vifs.
La légende raconte que Merlin conçut un château de cristal invisible sous ce lac pour préserver la fée Viviane des regards du monde extérieur. À défaut de le voir, on peut visiter celui de Comper construit sur ses rives. En pierre, il n'abrite pas Lancelot du Lac qui doit son nom à sa jeunesse passée avec la fée Viviane dans son royaume aquatique, mais les expositions du Centre de l'imaginaire arthurien et sa librairie sur l'imaginaire de Brocéliande, unique en France. Ses membres ont trouvé ici un lieu rêvé pour faire découvrir la forêt et ses légendes à travers différents événements culturels, expositions, visites guidées de la forêt et balades contées.
Tristan le voyageur, ou La France au XIVe siècle. Par M. de Marchangy
https://www.ouest-france.fr/bretagne/
Bienvenue en Brocéliande, Terre d’Histoire et Légendes (Saint-Méen - Arthur) <==.... ....==> Voyage dans le temps et l’imaginaire du château de Comper
Légende de la Dame du Lac et Lancelot au Château de Comper <==
(1) La Colombière, Théâtre d’honneur et de chevalerie
(2) Chrétien de Troyes, dans ses Romans de la table ronde. Hugues de Méry, dans son poème du Tournoi de l’antechrist. Gautier de Metz, dans son poème intitulé l'Image du monde.
(3) Thomas d'Ercerdonne, dit le Rimeur, poète et prophète, vivait à la fin du XIIIe siècle. La fable de son enlèvement s'est perpétuée en Écosse.
(4) Voy. un petit poème du XIIIe siècle, intitulé les Privilège aux Bretons.
(5) Roman de Brun de La Montagne, ou du Petit Tristan le restaoré..
(6) Chrétien de Troyes, roman d'Erec
(7) Roman de Merlin Bibl. des Romans, juillet 1775, et les Mélanges, tirés d'une grande bibliothèque, lettre H, p. 144 et suiv.
(8) Galt. Monemuth., Vita Merlini. - M. l'abbé de La Rue, Recherches sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne armoricaine dans le moyen âge, p.50 et 51.
(9) Explan. in proph. Merlini, lib. 1, p. 19.
(10) Guill., Newbrig., lib. III, cap. VII. – Roger, de Hoved., p.790. – Histoire de Philippe Auguste
(11) Chrétien de Troyes, dans le Chevalier au Lion, bibli. du Roi. Paris, mss. fonds de Cangé y 600.
(12) Hugues de Méry, dans son poème du Tournoiement de l'antechrist.
(13) l’abbé Déric, Hist. Ecclés. De Bretagne, t. IV, p.557, 561, 567.- M. Poignand, Antiq. Hist. Et monuments de Montfort à Corseul, etc.