GUILHEM DE POITIERS (Guillaume IX) Le premier troubadour
Le plus ancien document écrit de la langue d’oc est le Poème de Boèce, qui, d’après l’un des maîtres de la philologie romane contemporaine, M. Paul Meyer, ne remonterait pas plus haut que le commencement du XI e siècle et serait fort postérieur aux plus vieux textes de la langue d’oïl, tels que les Serments de Strasbourg (842), la Séquence ou Cantilène de Sainte-Eulalie (vers 880), l’Homélie sur Jonas (x e siècle).
C’est à partir du X° siècle qu’on distingue plus nettement les deux langues romanes du Nord et du Midi de la France, presque pareilles comme deux simples dialectes, à leur source commune, qui est le latin vulgaire ou latin parlé. Tandis que la langue d’oïl, vers le milieu du XI siècle, donnait la Vie de saint Alexis et la Chanson de Roland, la langue d’oc, fort pauvre en œuvres épiques, commençait à briller du plus vif éclat dans les vers et à la cour de Guilhem IX, duc d’Aquitaine qui dut composer ses premières poésies vers 1100 au plus tard.
Guilhem dit le Jeune, né le 22 octobre 1071, avait une quinzaine d’années à la mort de son père Guilhem VIII (1086); ses Etats allaient de la Loire aux Pyrénées, le long du littoral océanique; les comtes d’Auvergne, de Périgord, d’Angoulême, de la Marche, les vicomtes de Limoges, de Béarn, les sires de Lusignan et d’Albret étaient ses vassaux; il était duc de Gascogne, neuvième du nom comme duc d’Aquitaine, il est parfois appelé Guilhem VII comme comte de Poitiers; ce comté est le fief familial héréditaire depuis Rainulf I er, compagnon de Robert le Fort, tous deux tués à Brissarthe par les Normands, en 866.
Ces comtes de Poitiers, dont la généalogie est mal indiquée par la plupart des historiens, étaient de race franque comme presque toutes les grandes maisons féodales du Midi, comme les comtes de Toulouse et les premiers comtes de Provence, descendants de Boson.
Rainulf I er était fils de Gérard, comte d’Auvergne, en 839, sous Louis le Débonnaire; le noble et fidèle Gérard, comme disent les chroniques du temps, se fit tuer à Fontanet (841) pour Charles le Chauve.
Vers 879, le comte de Poitiers est Rainulf II, qu’on croit être fils de Rainulf I er et qui fut l’adversaire acharné du roi Eudes, souche des Capétiens; il eut un fils naturel, Eble le Manzer (le Bâtard), qui lui succéda dans le comté de Poitiers et dans le duché d’Aquitaine et qui avait épousé une princesse anglo-saxonne, Edwige ou Adèle, fille d’Edward l’ancien (898-924); de ce mariage naquit Guilhem III, qui reçut le sobriquet de Tête-d'Etoupe, les uns disent parce qu’il était simple d’esprit, les autres parce qu’il avait les cheveux d’un blond pâle ; peut- être était-il albinos comme le roi anglo-saxon Edward le Confesseur.
Il épousa une fille de Roll ou Rollon le Normand, la belle Gerloc ou Guiborc, bien que le frère, Guillaume Longue- Epée, lui eût répondu, railleur, dans une partie de chasse : « Les Poitevins sont timides, froids pour le combat et avares; telle pucelle n’est pas leur fait. »
En 963, Guilhem III abdiqua pour se retirera l’abbaye Saint-Cyprien de Poitiers, et plus tard à Saint-Maixent, où il mourut.
Son fils et successeur, Guilhem IV, fut surnommé Fierabras, surnom donné aussi au héros de la geste narbonnaise, à Guillaume d’Orange, et emprunté peut-être à ce duc d’Aquitaine qui abdiqua, lui aussi, en 990, et mourut (993) à l’abbaye de Saint-Maixent; il avait épousé Emma ou Emmeline de Blois, dont il eut Guilhem V, le grand-père du troubadour.
Guilhem V avait une trentaine d’années quand il devint duc d’Aquitaine; il eut tout de suite à lutter contre un terrible voisin, Aldebert I er , comte de la Marche, qui lui prit Poitiers et, s’alliant avec un autre oiseau de proie redoutable, Foulques Nerra (le Noir), comte d’Anjou, emporta d’assaut la ville de Tours; à Hugues Capet qui n’ose le combattre et lui fait demander par message :
« Qui t’a fait comte ? » il riposte fièrement : « Qui t’a fait roi? » Aldebert fut tué en 993; Guilhem V épousa sa veuve, Almodis, fille du vicomte de Limoges et put, dès lors, s’abandonner entièrement à ses goûts pour les lettres.
Il semble qu’à ce grand tournant de l’histoire de France, qui s’indique par l’avènement des Capétiens, il y eut une sorte d’apaisement des grandes querelles féodales; on voit poindre une renaissance littéraire sur toute la surface du pays. Le roi Robert le Pieux (997-1031) est un lettré; M. Gaston Paris suppose que le poème sur Roncevaux, né peut-être dans la Marche angevine de Roland, développé en Normandie, dut prendre la forme qui nous est parvenue sous le titre de Chanson de Roland, dans le voisinage même de la Cour, sous l’influence directe de la royauté nouvelle.
Guilhem V, contemporain et ami de Robert le Pieux, était un grand admirateur de Charlemagne; il établit, dans son palais ducal de Poitiers, une école qui fut, d’abord, dirigée par un élève de Gerbert (Silvestre II), par Fulbert de Chartres, et une bibliothèque où il se plaisait à lire, durant les longues soirées d’hiver, jusqu’à ce qu’il tombât de sommeil.
Il nous reste de lui six lettres, écrites en latin, d’un style assez élégant. On croit que la poésie d’oc fut cultivée à sa cour brillante. Saint Israël, chanoine ou préchantre de l’église du Dorât (arrondissement de Bellac, Haute- Vienne), aurait mis en cantiques, chant et paroles, une Vie de Jésus-Christ et une Histoire sainte ou Bible, pour l’instruction des gens du peuple ; ces œuvres de propagande religieuse étaient en limousin. M. Chabaneau se demande si le Poème de la Passion du Christ (manuscrits de Clermont-Ferrand), mélange de formes d’oc et d’oïl, remontant au x e siècle, n’est pas un fragment de l’œuvre de saint Israël, qui mourut en 1014.
Le Dorât a un idiome mixte qui présente les mêmes caractères linguistiques que le Poème de la Passion, et le chapitre de cette église est regardé comme l’un des principaux centres de culture littéraire du Limousin, au commencement du XI e siècle. Le fragment du célèbre Poème de Boèce, dont les vers d’oc appartiennent au dialecte de la Marche ou du Haut-Limousin et qui, d’après M. P. Meyer, aurait été rédigé dans la première moitié du XI e siècle, atteste le perfectionnement de la langue d’oc sous Guilhem V le Grand, et explique le degré de culture que la poésie atteignit sous son petit-fils Guilhem IX.
Après avoir régné trente-neuf ans, Guilhem V se retira dans l’abbaye de Maillezais, en 1029, et y mourut au bout d’un an. Il avait épousé, après la mort d’Almodis, qui fut la mère de Guilhem VI, Brisca de Sancie, sœur et non fille de Sanche Guillaume, duc de Gascogne, dont elle fut héritière, il eut Eudes ou Odon, qui réunit la Gascogne à l’Aquitaine ; en 1023, ayant plus de soixante ans, il se maria avec Agnès, fille d’un comte de Bourgogne (Franche-Comté), qui lui donna trois enfants ; Pierre, Guy et Agnès.
On suppose qu’à la mort de Guilhem V, le fils du premier lit, Guilhem VI dit le Gras, maltraita sa marâtre Agnès qui, jeune et fort belle, chercha un appui pour elle et pour ses trois enfants en bas âge auprès de Geoffroy-Martel, fils du comte d’Anjou. Geoffroy-Martel avait vingt-six ans, quand il épousa la veuve de Guilhem V.
Foulques Nerra, son père lui avait confié l’administration de ses Etats, pour aller en Palestine; ses pèlerinages nombreux lui avaient valu le surnom de Palmier, il dut batailler plusieurs années contre Martel qui ne voulait pas rendre le comté; Foulques le contraignit à lui demander pardon, une selle de cheval sur le dos (1038).
Geoffroy-Martel attaqua Guilhem VI, le vainquit à Moncontour (Vienne), le fit prisonnier et ne le relâcha, au bout de trois ans, que contre la cession de Bordeaux et de Saintes. Guilhem mourut de rage en 1038.
Son frère Odon, déjà duc de Gascogne, lui succéda et périt en 1039, dans la lutte contre le terrible Martel; celui-ci, basané comme son père Nerra, aurait servi de modèle au Thierry de la Chanson de Roland, à l’adversaire de Pinabel; Thierry est présenté comme maigre et brun.
Geoffroy-Martel hérita de l’Anjou en 1040 ; il fit nommer duc d’Aquitaine le fils aîné d’Agnès de Bourgogne, Pierre, qui devint Guilhem VII, surnommé le Hardi ou le Vif (Acer), et qui mourut sans enfants, en 1038.
Son frère Guy, qui prit le prénom de Geoffroy, du second mari de sa mère, pour lequel il avait, dit-on, une véritable affection liliale, lui succéda sous le nom de Guilhem VIII; c’est le plus puissant des ducs d’Aquitaine et l’un des plus grands princes de son temps.
Dès lors, Aquitains et Poitevins, c’est tout un, au XII siècle.
Sa sœur Agnès avait épousé, en 1043, l’empereur d’Allemagne Henri III le Noir; cette pieuse, douce et savante princesse fut la mère de l’empereur Henri IV, destiné aux théâtrales humiliations de Canossa.
Après avoir répudié sa première femme pour cause de parenté, Guilhem VIII avait épousé, en 1068, Hildegarde, fille du duc de Bourgogne et petite-fille du roi Robert. Il eut, un instant, des scrupules au sujet de ce mariage, qu’on lui présentait comme prohibé par l’Eglise. Le pape Grégoire VII chargea son légat d’instruire l’affaire, dans un synode qui se réunit à Saint-Hilaire de Poitiers.
L’évêque Isembert, soit qu’il fût poussé secrètement par le duc, soit qu’il n’obéît qu’à son intérêt particulier, fit forcer les portes de l’église et disperser les membres du synode. Grégoire VII donna jour à l’évêque pour comparaître devant lui et se disculper; mais, prudent et habile autant qu’énergique et autoritaire, il écrivit au puissant duc d’Aquitaine une lettre pleine de ménagements et d’égards ; il le félicitait d’avoir vaincu la chair, en se séparant de sa cousine ; il ajoutait finement que la noblesse et la vigueur du sang s’altèrent et se corrompent par les mariages entre parents; il déclarait qu’il ne pouvait, par prudence, laisser la duchesse près de lui jusqu’au prochain synode où serait rendue la sentence, et qu’il n’agissait ainsi qu’à regret, par devoir, malgré les instances pressantes de la sœur du duc, de l’impératrice Agnès, que lui, pape, aimait à l’égal de sa propre mère.
Le divorce n’eut pas lieu. Grégoire se contenta d’excommunier l’évêque de Poitiers, qu’il gracia plus tard. Guilhem VIII avait eu, d'Hildegarde, Guilhem IX, le troubadour auquel, comme nous le verrons, les chroniqueurs, et Fauriel après eux, ont attribué la scène de l’église Saint-Hilaire de Poitiers, occasionnée par le divorce d’Hildegarde.
Guilhem VIII passe pour avoir aimé et même cultivé la poésie d’oc. Dès la fin du XIe siècle, la langue d’oc est fixée; elle atteint presque la perfection des langues classiques; elle est artificielle, d’ailleurs, comme tous les idiomes littéraires, et à l’usage des hautes classes; le peuple devait parler une langue d’oc plus rude, informe et grossière, un patois, variant selon les provinces, et souche des dialectes actuels du Midi.
La langue des troubadours, la dreita parladura, comme dit le grammairien Vidal de Besalu, n’était pas liée à une province, mais s’étendait à tout le Midi lettré, comme si une capitale unique en avait centralisé et dicté les règles. M. Chabaneau, le savant professeur de Montpellier, croit que le dialecte limousin a fourni les éléments fondamentaux de la langue des troubadours, et il était sa croyance d’arguments ingénieux.
Il est certain que les premiers textes et les premiers écrivains de langue d’oc appartiennent à la région limousine ; il semble même que le château des vicomtes de Ventadour (Corrèze) fut, à l’origine, le foyer principal de cette poésie nouvelle ; les châtelains de Ventadour étaient issus des vicomtes de Limoges par les seigneurs de Comborn. Toutefois, à propos du mariage du roi Robert avec Constance d’Arles, vers l’an 1000, l’annaliste Raoul Glaber (le Chauve), moine bénédictin de Cluny, signale, avec indignation l’invasion en France et en Bourgogne, « d’une nouvelle espèce de gens les plus vains de la terre, vrais histrions dont le menton rasé, les hauts-de-chausses, les bottines ridicules et tout l’extérieur mal composé annonçaient le dévergondage, hommes sans foi, sans loi, sans pudeur, dont les contagieux exemples corrompirent la nation française, autrefois si décente, et la précipitèrent dans toutes sortes de débauches et de crimes ».
M. P. Meyer voit, dans cette bizarre suite de la fille du comte d’Arles, les jongleurs des cours du Midi, les poètes déjà fêtés et applaudis en Provence, en Toulousain et en Aquitaine. Il semble donc que la culture de la langue d’oc littéraire n’a pas été, aux débuts, spéciale à une seule région.
L’abbé Millot croit, avec raison, que Guilhem de Poitiers est le plus ancien des troubadours connus, mais que le supposer le premier de tous serait dire qu’un art ingénieux s’est perfectionné en naissant. Guilhem parle de la tenson comme d’un genre de poésie entièrement possédé de son temps, et la grâce de son style suppose une culture déjà lointaine; ce style est aussi clair, aussi correct, aussi harmonieux que celui des troubadours qui brillèrent après lui.
Jauffre Rudel, Marcabrun, Bernard de Ventadour, Rambaud d’Orange, la comtesse de Die, Bertrand de Born, Peire Vidal, Arnaud de Mareuil, Guiraud de Borneil, Folquet de Marseille, Rambaud de Vaqueiras, Peire Cardinal, Guiraud Riquier, les plus grands et les plus récents de ces poètes, n'ont pas écrit en une langue plus parfaite.
Mais, bien que la poésie de Guilhem de Poitiers soit d’une forme déjà raffinée et savante, il n’emploie pas la métrique variée, toutes les combinaisons ingénieuses du rythme et de la rime, tous les ornements de style des troubadours venus après lui; il semble, à ce point de vue, annoncer les débuts de l’art nouveau. On ne lui a pas encore découvert de précurseur; l’oubli a dévoré les œuvres et les noms des jongleurs qui ont été les maîtres du puissant duc d’Aquitaine (C. Chabaneau).
Guilhem compose des pièces lyriques, cent ans avant les trouvères. Les idées et les mœurs chevaleresques qui commencent à régner, dit Fauriel, semblent avoir été l’occasion de cette grande révolution poétique, donnant à la chanson d’oc, au genre lyrique, une prépondérance marquée sur le genre épique, dans le goût des classes cultivées du Midi, dès la fin du XIe siècle.
C’est un fruit de terroir gallo-romain ; dans le Nord, où l'élément franc dominait encore, la vogue est aux chansons de geste, enveloppant, sous les formes romanes de la langue d’oïl, une inspiration toute germanique.
Parmi les trois idiomes différents qui se parlaient dans ses Etats, Guilhem n’adopta ni le poitevin ou dialecte d’oïl, qui était sa langue maternelle, ni le gascon, qui était en usage dans la ville la plus importante de ses domaines; il composa ses vers en limousin, probablement, d’après M. Chabaneau, parce que cet idiome avait reçu une culture plus avancée et qu’il était déjà la langue littéraire de l’Aquitaine.
La vie de Guilhem de Poitiers, tableau fidèle de la haute société d'alors, est amusante comme un roman d’aventures; l’histoire, d’ailleurs, telle qu’on l’entend de nos jours, avec les documents contrôlés, passés au crible d’une bonne et sévère critique, n’est-elle pas le plus beau des romans, le plus vivant et le plus palpitant des poèmes? Le père de Guilhem, grand ami du pape Grégoire VII, avait été très pieux, de mœurs austères.
Guilhem semble avoir été tout l’opposé. Il est vrai que, comme il n’était pas tendre pour les couvents, les églises et les clercs, la plupart de ces derniers n’ont point flatté son portrait. Les dépositions des contemporains et des historiens postérieurs sont, à son endroit, des plus contradictoires et il est fort malaisé de saisir la vérité.
Les principaux éléments de la biographie de Guilhem sont épars dans les Gesia regum anglorum du naïf et crédule bénédictin Guillaume de Malmesbury, qui écrivait de 1124 à 1142; dans l’ Histoire ecclésiastique d’Orderic Vital, né en Angleterre, de parents français, vers 1075, mort à l’abbaye normande de Saint- Evroul, vers 1142; dans la Chronique latine de Geoffroy ou Jaufré du Breuil, prieur de Vigeois, près de Brives-en-Corrèze, né à Clermont d’Excideuil (Dordogne), vers 1140, mort après 1184, époque où finit sa chronique, fort intéressante, mais périlleuse à consulter, car il n’y a ni ordre ni méthode; on n’en a pas encore donné une édition critique. Il est nécessaire de contrôler soigneusement ces trois chroniqueurs par la correspondance de Geoffroi, abbé de Vendôme (Loir-et-Cher), né vers 1070, mort en 1132, contemporain et ami de Guilhem de Poitiers.
Il est bon aussi de consulter l’Histoire des comtes de Poitou, de Jean Besly (né en 1572, mort en 1644, à Fontenay-le-Comte), qui a mis largement à profit les chartes et les documents du temps, ainsi que Dreux du Radier (né en 1714, mort près de Nogent-le-Rotrou en 1780), auteur de la Bibliothèque historique et critique du Poitou.
On trouve également des détails intéressants sur Guilhem IX, dans les tomes XI et XII de Y Histoire littéraire de la France. D’après l’historien des croisades, Guillaume de Tyr, Guillaume IX aurait d’abord épousé une princesse Ermengarde, fille du comte d’Anjou, Foulques le Réchin, et de la fameuse Bertrade de Montfort; il l’aurait presque aussitôt répudiée. Ni Orderic Vital ni Jaufré de Vigeois ne parlent de ce mariage et de cette Ermengarde que Guillaume de Tyr est seul à mentionner, et qui, si elle a existé, aurait été encore au berceau quand Guilhem épousa, en 1094, à l’âge de vingt-quatre ans, Phiilippa, fille unique de Guilhem IV, comte de Toulouse, et veuve du roi Sanche d’Aragon.
Le comte de Toulouse avait, en 1088, cédé ses États à son frère cadet, Raimon de Saint-Gilles, par suite d’une prétendue substitution de leur père Pons, appelant la ligne masculine seule à sa succession. Guilhem de Poitiers n’avait épousé Philippa, dite aussi Mahaut ou Mathilde, que pour faire valoir ses droits sur le comté de Toulouse.
La plupart des mariages féodaux n’étaient que des marchés politiques et n’avaient qu’un mobile, l’intérêt.
Du 18 au 28 novembre 1093 eut lieu le célèbre concile de Clermont en Auvergne; le pape Urbain II y prêcha la première croisade. Guilhem lui fit, à Bordeaux, une réception des plus brillantes et donna à l’église Sainte-Croix une charte, datée du 23 mars 1096, et souscrite par sa femme; il y prend le titre de comte de Toulouse en même temps que celui de duc d’Aquitaine.
Le père de Philippa était mort en 1093, en Palestine. Raimon de Saint- Gilles partit, le 15 août 1096, pour la Terre-Sainte, sans esprit de retour, et fit reconnaître comte de Toulouse son fils aîné Bertrand. Mais Guilhem de Poitiers, qui ne s’était pas croisé et qui guettait le moment favorable, profita de quelques démêlés du jeune comte avec les chanoines de Saint-Sernin, qui invoquèrent son appui, et s’empara de Toulouse, au nom de Philippa.
Bertrand fut chassé au- delà du Rhône, dans la haute Provence (Comtat Venaissin). Guilhem est maître de Toulouse, en juillet 1098; sa femme y met au monde, vers le commencement de 1099, son fils aîné qui sera Guilhem X, et, environ dix mois après, un second fils, Raimon, qui deviendra prince d’Antioche.
Guilhem abandonne Toulouse en 1100; on n’a pas su exactement le vrai motif de son départ; il s’aperçut sans doute que les Toulousains étaient trop attachés à leur dynastie nationale pour qu’il eût chance de se maintenir dans sa conquête; on croit qu’il céda ses droits contre une somme d’argent, afin de subvenir aux frais de la croisade qu’il méditait d’entreprendre.
En novembre 1100, il est à Poitiers, où les légats du pape assemblent un concile, avec l’intention d’excommunier le roi de France, Philippe I er , qui avait répudié sa femme et enlevé la femme du comte d’Anjou, Bertrade de Montfort. Le pape avait excommunié, à deux reprises, Philippe et Bertrade, pour crime d'adultère.
Ses légats devaient fulminer une nouvelle sentence dans l’église Saint-Hilaire de Poitiers. Guilhem était cousin germain du roi de France ; ils avaient le même caractère enjoué, facile aux plaisirs, les mêmes goûts, le même esprit railleur, prompt aux saillies, qui poussa Philippe à déchaîner, pour un bon mot, la colère terrible de Guillaume le Conquérant. « Quand donc ce gros homme accouchera-t-il? »
La femme légitime du roi de France était morte dans la retraite en 1094, Foulques le Réchin, qui avait épousé Bertrade en quatrièmes noces, s’accommodait tellement de la situation qu’il reçut sa femme, avec de grands honneurs, en 1106, quand elle lui conduisit son second mari et qu’il dîna avec Philippe; Bertrade les servait à table. Elle avait, d'ailleurs, fait périr un fils du Réchin, né d’un autre mariage, et elle tenta d’empoisonner l’héritier du roi de France, le futur Louis VI.
Guilhem pria les légats de ne pas donner suite à l’excommunication. Un auteur de la Vie du bienheureux Bernard de Tiron (Eure-et-Loir), ancien moine de Saint-Cyprien de Poitiers, raconte qu’on ne l’écouta pas et que, furieux, il ordonna à ses gens de maltraiter les légats et les évêques; le concile fut dispersé; tous les pères s’enfuirent et se cachèrent où ils purent.
Mabillon croit qu’il y a de l’exagération dans ce récit. C’est à peu près la même scène que pour le divorce de Guilhem VIII et d’Hildegarde en 1073. Besly rapporte, en faisant les plus expresses réserves, que, comme les membres du synode délibéraient, une pierre, jetée d’en haut, atteignit un évêque à la tête et le blessa; tous les prélats auraient pris la fuite ; l’évêque de Poitiers, par le commandement de Guilhem qui favorisait le roi, aurait été l’instrument de ce scandale.
« Le duc, menant une vie licencieuse, était perdu de l’amour d'une maîtresse, nonobstant le mariage avec Philippa de Toulouse, et craignant d’être traité aussi rigoureusement que le roi, recherchait la rupture du synode. »
« On peut croire, ajoute Besly, que le désir d’expier une telle faute, si l’aventure est vraie, conjoint avec la dévotion et l’envie de faire paraître sa grandeur parmi tant de princes qui se croisaient de tous côtés, lui fournirent l’occasion de mener à chef son dessein et de passer en Orient. »
La prise de Jérusalem (1099) avait eu un retentissement énorme ; les prédicateurs populaires, émules de Pierre l’Hermite, avaient le beau rôle. Un chapelain de Guilhem, Raoul P Ardent, est connu pour ses sermons et ses harangues enflammées. Le courant qui emportait les Occidentaux vers la Palestine, le pays des chimères, était plus irrésistible que jamais.
Guilhem eut le désir de se signaler à son tour, par de brillants exploits et peut-être l’espoir de se tailler là-bas un grand royaume. Avant de partir, il eut un instant l’idée d’engager ses domaines à Guillaume le Roux, roi d’Angleterre ; ce dernier, profitant de l’absence de son frère aîné, Robert Courte-Heuse, qui s’était croisé comme Raimon de Saint- Gilles, avait tenté, pendant l’automne de 1098, de s’emparer de la Normandie; Guilhem, son allié et son ami, l’avait aidé à ravager les côtes. C’étaient deux compères, faits pour s’entendre avec Philippe de France. Guillaume ne disait-il pas : « Dieu, c’est mon ennemi personnel! » Il n’alla pas à la croisade. Pour avoir de l’argent, Guilhem dut vendre ses droits sur le Toulousain au comte Bertrand ; il convoqua ses vassaux à Limoges, remit l’administration de l’Aquitaine à sa femme Philippa et partit avec Hugues de Vermandois, frère du roi de France, et Etienne, comte de Blois, qui passait pour aimer à composer des vers en langue vulgaire. Guilhem commandait une armée qu’on estime forte de plus de trente mille hommes.
Elie FOURES. Petite revue internationale
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