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PHystorique- Les Portes du Temps
31 décembre 2019

1203 De Falaise à Rouen, Le duc Arthur Ier de Bretagne assassiné par Jean sans Terre.

Une-représentation-du-meurtre-dArthur-de-Bretagne-XIXe-siècle

Dès que Jean fut sorti de Falaise, la crainte inspirée par la présence de sa mère et par celle du gouverneur, perdit toute influence sur sa conduite. Cependant il n'était pas encore assuré de l'exécution des promesses de Molac, et la dissimulation lui paraissait utile jusqu'au jour où la certitude du succès serait complète.

A son arrivée à Rouen, le malheureux duc de Bretagne fut renfermé dans la partie inférieure du donjon. Le pressentiment de ce qu'il avait à redouté notait rien à la noble fierté de son front. Seul sous les voûtes humides d'un cachot dont les fondations étaient plongées dans les eaux de la Seine, Artus souffrait et ne se plaignait pas. Lorsqu'il pensait à la captivité de sa soeur, il croyait que du moins une aïeule qui la chérissait, veillait à sa défense. Mais lui ! qui donc viendrait à son secours? L'abandon où il se trouvait commençait à lui faire craindre que les soupçons de Constance sur le comte de Thouars ne fussent pas sans quelque fondement.

Au commencement du trajet de Falaise à Rouen, Clicthoue avait procuré quelque distraction à son maître, en l'entretenant des moyens mis en oeuvre pour délivrer Desroches, et des efforts du capitaine pour réduire Jean, par la terreur des armes, à lui remettre son neveu; efforts subitement neutralisés par Guy, sous le prétexte de secourir Aliénor, dont la situation était cependant moins alarmante que celle de son frère.

Jean connaissait trop le dévouement du fidèle breton pour lui laisser la liberté d'en donner de nouvelles preuves. En passant à Harcourt, il le remit au pouvoir du seigneur qui se rappelait avoir été la dupe du stratagème employé par le fou de Beaumont-le-Roger, pour échapper aux archers anglais.

Ce seigneur voulait venger à la fois et son souverain et lui-même. Il ordonna de conduire le Nain sur la plate-forme d'une vieille tour. On y déposa quelques aliments, puis on en brisa l'escalier. Ainsi, lorsqu'Artus languissait dans les fers, Clicthoue, sur un amas de pierres inaccessible, supportait un supplice dont la cruauté de Jean avait fourni l'idée à son digne vassal, afin de prolonger l'agonie de sa victime.

Le soir, un brouillard humide enveloppait la tour placée sur les eaux de la Rille, et devenait d'un froid excessif pendant la longue durée des nuits. Dès l'aurore, les rayons du soleil y dardaient sans obstacle, et bientôt leur chaleur brûlante, tombant d'aplomb sur la tête du malheureux Nain, lui devenait insupportable. Une prodigieuse quantité d'insectes se jetait avidement sur son visage et sur ses mains. Les heures paraissaient des siècles, et la mort dans une telle situation lui semblait ne devoir pas longtemps se faire attendre. Toutefois, ses souffrances physiques, quelques terribles qu'elles fussent, n'égalaient pas celles de son âme: il les considérait comme l'avant-coureur des maux destinés au noble Artus. A cette pensée désespérante, il sentait défaillir son courage. Déjà, pour lui-même, il avait renoncé à la vie; mais, pour un plus grand sacrifice, les forces de sa raison étaient insuffisantes, et sa douleur s'exhalait par des cris déchirants. Nombre de fois ses yeux avaient mesuré la hauteur de la tour : il aurait voulu mettre un terme à ses tourments en se précipitant dans les flots de la Rille ; mais les roches aiguës, dont la tour était environnée, offraient la perspective d'une mort presque aussi cruelle que le supplice inventé par la haine de Jean.

 Au quatrième jour de cette lente agonie succédait une nuit encore plus brumeuse et plus glaciale que les précédentes, lorsque le Nain crut entendre une voix prononcer son nom à peu de distance. Imaginant qu'un émissaire du seigneur d'Harcourt venait vérifier s'il avait terminé ses jours, et peu soucieux de satisfaire sa curiosité, Clicthoue ne voulait donner aucun signe de vie. Bientôt la même voix reprit, avec l'accent de la compassion et d'un ton étouffé par la crainte : « Pauvre Clicthoue! si Dieu a eu pitié de vous, répondez-moi, c'est un ami qui vous interroge. Ne vous souvient-il plus d'Allan le pêcheur? »

A ces mots, dictés par la bienveillance, le Nain se sentit ranimé comme par enchantement. « Par le ciel! » dit le dévoué Breton en se relevant aussi promptement que ses forces le lui permirent; «serait-il vrai?... Allan, avez-vous pensé à ma détresse, ou venez-vous de la part d'un monstre exécrable insulter à mes derniers instants ? »

— « Y songez-vous, Clicthoue? Vous ai-je » paru jamais un méchant homme?... Foi de  Normand ! je viens pour vous consoler et vous secourir; ma barque est attachée au rivage, et moi je suis au pied de la tour, sur la roche que le soleil n'égaie jamais : c'est la plus élevée; d'ici vous devez mieux m'entendre. »

— « Cela ne suffit pas; il faut que je vous voie,» répondit le Nain; et, se couchant à plat-ventre, en avançant la tête le plus possible du côté du nord, il distingua dans l'ombre son consolateur.

« Dites-moi, Clicthoue, » reprit le pêcheur, « ne puis-je rien pour votre service? »

— « Mon bon ami, mon cher Allan, à moins que vous ne trouviez moyen de me tirer d'ici, chose que je ne juge pas faisable, en raison de l'élévation de la tour, vous ne pouvez absolument rien pour moi. »

— « Ecoutez! Clicthoue , si vous avez du courage, peut-être parviendrai - je à vous sauver; mais il faut risquer quelque chose:  élancez-vous du haut de la tour le plus loin que vous pourrez, et si vous tombez dans  la rivière, je vous repêcherai. Ah dam ! ce que je vous offre là, c'est tout ou rien. »

— « Allan, il n'est pas bien de plaisanter avec un malheureux abattu par quatre jours de souffrance. Je puis tomber perpendiculairement du haut de la tour sur le rocher, mais, avec ce qu'il me reste de force, je ne saurais me procurer un pouce d'élan. Si vous étiez venu le premier jour, j'aurais  tenté le saut que vous me proposez ; mais à présent, c'est impossible. » I

— « Je vous assure, Clicthoue, que je suis arrivé le plus tôt que je l'ai pu. A la côte, on n'a parlé de votre malheur que depuis deux jours, et ce n'est qu'hier soir, à mon retour de la pêche, que ma femme m'a raconté cela. Aussi, pourquoi vous êtes-vous moqué du seigneur d'Harcourt ?... Il est très-bon, très doux et très-humain ; c'est un loyal et vaillant chevalier; mais il n'entend pas raillerie, et il ferait mettre à la torture, femme, père, mère, enfant, et tous ceux qui voudraient  rire à ses dépens. »

— « Oui, vraiment ! c'est un excellent homme, » reprit le Nain, «je ne m'en plains pas du tout ; cependant c'est à sa bonté que je dois une habitation épouvantable. Au nom du ciel! mon bon Allan, au lieu de me faire l'éloge de ce brave seigneur, tirez-moi d'ici promptement. »

— « Clicthoue, étendez vos grands bras qui nous ont tant fait rire, et saisissez les branches de ce chêne qui s'élève au pied de la tour. »

— « Mes grands bras n'ont plus de souplesse, et si vous n'avez pas d'autre secours à me donner, demain je serai mort. »

— « Reprenez courage, mon pauvre Clicthoue; demain, à la même heure, je reviendrai. Ne dites à personne que vous m'avez vu, soyez prudent. »

Malgré la prolongation d'un état si violent, et le peu d'espérance que le Nain osait concevoir, il ne put s'empêcher de sourire à la dernière recommandation de son naïf protecteur. Il s'arma de patience tout le long du jour, et ne vit pas sans effroi la nuit s'avancer et n'apporter aucun changement à son déplorable sort. Clicthoue commençait à soupçonner que ses persécuteurs avaient eu la barbarie d'ajouter à ses angoisses en lui faisant entrevoir, pour les prolonger, une fausse lueur d'espérance : mais avant que cette idée pût s'enraciner dans son esprit, un léger bruit l'avertit qu'on approchait de la tour ; il distingua le mouvement des rames, et bientôt cessa de l'entendre : un instant après, il reconnut la voix d'Allan qui l'appelait doucement :

«Clicthoue, avez-vous plus de résolution qu'hier, et pouvez-vous exécuter ce que je vais vous proposer? »

— « Je ferais jusqu'à l'impossible pour être libre. »

Sans plus de discours, le pêcheur retira de sa barque une espèce de mât très-élevé, auquel on avait ajusté de distance en distance des chevilles saillantes. Allan trouva le moyen d'assujétir, dans une fente du rocher, le pied du mât, auquel il se suspendit en l'embrassant avec force, afin d'en assurer l'équilibre par tout le poids de son corps. La descente fut difficile sur ce frêle appui qui ployait et reportait le Nain vers la muraille à chacun de ses mouvements. Allan, qui se tenait ferme sur le rocher, eut enfin la satisfaction de voir son ami mettre pied à terre sans accident ; il l'entraîna dans sa barque, et tous deux furent bientôt en sûreté loin du funeste rivage.

« Où voulez-vous que je vous dépose ? » dit le pêcheur à Clicthoue.

— « Mon cher Allan, vous souvient-il de la récompense que vous donnèrent deux beaux seigneurs, pour les avoir conduits à la côte de Bretagne, et de celle que vous envoya ma bonne maîtresse la dame de Roger ? Eh bien! si vous voulez me conduire à Rouen et m'aider à sauver l'un de ces jeunes gens d'un péril qui ne doit pas être moins grand que celui dont vous venez de me tirer, votre fortune sera faite. »

— « Savez-vous, Clicthoue, que vous me proposez une chose presque impraticable?  Après avoir suivi le cours de la Rille, et passé de son embouchure à celle de la Seine, il faudra remonter le fleuve: j'aimerais mieux aller aux Hébrides que de mesurer avec ma rame tous les circuits de la grande  rivière. Ne trouvez-vous rien à me proposer qui soit plus facile ? »

— « Je ne trouve rien qui puisse vous mettre, vous et votre famille, dans une plus brillante position. Après ceci, mon cher Allan, vous deviendrez homme d'une condition  libre: au lieu d'habiter les bords de la mer où vous retient le bon plaisir de votre seigneur, parce qu'il veut avoir sa table garnie de poisson frais, vous choisirez vous-même votre séjour et votre manière de vivre; enfin vous ne serez plus serf du comte de Roger. »

—- « Ce n'est pas un métier si rude d'être » serf, de monseigneur : les trois quarts de l'année il va chevauchant par monts et par vaux, et ne songe pas plus à nous que si nous n'étions pas au nombre de ses vassaux; mais puisque vous paraissez tenir si fort à marcher contre marée, je ne m'en dédirai pas, je veux vous mener à Rouen. »

En ce moment, le pêcheur se mit à ramer vigoureusement, et la tour disparut aux regards des navigateurs.

La Barque

Le pêcheur déployait sa voile pour profiter d'un vent de sud qui s'élevait, lorsque, sur la rive gauche, les cris d'une voix rauque et sévère firent tressaillir Allan et son compagnon : « Arrêtez! arrêtez! ou je vous lance une flèche ! »

Clicthoue reconnaît l'accent d'un ennemi: c'était Molac, qui voulait qu'on le passât de l'autre côté de la Rille. Il n'était pas seul.

« Que faire ? » dit Allan à voix basse. « Si je poursuis, j'éveille le soupçon; si je m'arrête, nous perdons le fruit de nos peines. »

— « Forcez de rames ! » répond Clicthoue.

Mais Molac pense que la barque cherche à s'éloigner, et soudain trois flèches à la fois viennent percer la voile.

« Il est inévitable, » dit le Nain, « de tomber aux mains de ces cavaliers qui courent sur nous. Allan, faites bonne contenance; moi, j'espère, grâce à mon peu de volume, me soustraire à leurs regards en me blottissant dans vos filets. »

L'obscurité ne permettait pas de distinguer les objets éloignés. Dès que le Nain fut caché, Allan s'approcha du rivage, et tendit la planche aux voyageurs. Deux d'entre eux transportèrent une femme couverte de longs vêtements de deuil; un troisième, resté à cheval, traversait la rivière en conduisant en lesse deux autres chevaux : c'était Archias Martin ; celui qui s'embarquait avec Molac, était Lupicaire. 

« Bon homme,» dit celui-ci, « pourquoi n'arrêtais-tu pas quand on te l'ordonnait?»

— « Ma foi, seigneur, je soignais ma pêche, et de loin je craignais la rencontre de ces charitables amis qui s'empressent d'alléger nos barques, de peur qu'elles ne coulent à fond dans les jours de bonne prise; mais de plus près je vois à qui j'ai affaire, et je ne crains plus rien. Asseyez cette pauvre dame de manière qu'elle soit à son aise ; elle paraît fatiguée de la route. »

—« Mettons-la, » dit Molac, « dans ce coin, sur le bagage du pêcheur. »

C'était précisément l'endroit où Clicthoue s'était réfugié. Allan frémit, et répliqua : « La dame serait très-mal sur mes filets mouillés, » et le poids de son corps gâterait ma pêche, qui n'est pas déjà trop abondante. Au nom du ciel ! mes bons seigneurs, ne faites pas cela, »

— « Tu mériterais de n'être pas écouté, pour la mauvaise grâce de ton accueil, » dit Molac; « allons, Lupicaire, pose ici le fardeau. La belle affligée ne nous en fait pas d'autres. A chaque instant des pleurs ou des évanouissements; mais le but approche, et dans deux ou trois jours elle ne nous donnera plus aucun embarras. Je suis fâché de n'avoir pas mieux connu la rivière ; je vois que nous aurions pu la passer presque à sec; pourtant cette manière d'aller ne me  déplaît pas. Bon homme, conduits -nous » près d'Harcourt. »

— « Ça n'est pas facile, » dit Allan ; « vous voyez bien que je suis seul à ramer, et je ne puis voguer contre le courant. »

— « On t'aidera, ne t'inquiète de rien. »

Peu rassuré par le ton rude et brusque des passagers, le pêcheur fut contraint d'obéir. Molac et Lupicaire étendirent un ample manteau, déposèrent la dame dessus, et prirent de l'eau dans leurs mains pour la lui jeter au visage. « Je crains , » dit Molac, » qu'elle ne soit étouffée ; voilà plus d'une heure qu'elle est dans cet état: il faut cependant que le roi la voie, morte ou vive. »

— « Je l'avais bien prédit, » reprit Lupicaire, « que de l'enlever au milieu de la nuit, lui causerait un effroi dont elle se ressentirait peut-être à nos dépens. Quelle route nous faisons! Il y a déjà deux jours que nous serions à Rouen, si elle avait pu se tenir à cheval comme nous. Quelle manie de courir les champs quand tout le monde dort! Rien ne nous est épargné dans ce maudit voyage. »

— « Sot ! » réplique Molac, « ne fallait-il pas mettre tous les passants dans notre confidence? Si je t'avais bien connu, Lupicaire, foi de gentilhomme! je ne t'aurais pas employé. Pouvions-nous nous montrer en plein jour près de Mirebeau?... Après avoir erré longtemps dans le souterrain, tourmentés par l'appréhension de ne pas devancer l'arrivée d'Eléonore, est-ce lorsque les premières difficultés ont été vaincues, que j'irais compromettre le succès de notre entreprise, en traversant à la clarté du soleil des provinces, la plupart en insurrection, et dont quelques seigneurs tiennent au parti de la France et d'autres à celui de l'Angleterre? Puis-je, en de telles circonstances, avoir une marche libre? Si notre captive rencontrait des amis, qui sait ce qui pourrait en arriver ! »

Un profond soupir s'échappa du sein de la jeune dame, et ce soupir eut un écho. Clicthoue ne doutait pas de la présence de son plus cruel ennemi: le nom d'Eléonore, le titre de roi, donné par ces scélérats au tyran qui les faisait agir avec autant de lâcheté que de perfidie, tout dévoilait que leur victime ne pouvait être que l'infortunée Aliénor. Heureusement pour le Nain, elle était placée de manière à le séparer des ravisseurs, car il n'eût pas été maître du premier mouvement de douleur et d'indignation qui le saisit: il se serait jeté sur ces misérables sicaires, sans considérer l'épuisement de ses forces et l'improbabilité du succès; mais il eut le temps de réfléchir sur son impuissance et sur le danger auquel il exposerait son libérateur. Dans cette position, il souffrait intérieurement, d'autant plus qu'il éprouvait un besoin de vengeance dont tous les efforts de sa raison avaient peine à réprimer la violence; ses membres tremblaient à tel point que Lupicaire s'aperçut de l'agitation des filets: « Bon homme, qu'avez-vous là-dedans ? »

— « Ne vous l'ai-je pas dit ? C'est ma pêche de la nuit. »

— « Elle est frétillante, » reprit le. Brabançon. Mais sa curiosité se contenta de la réponse du pêcheur. Le volume des filets, assez grand pour renfermer une certaine quantité de poissons, paraissait trop petit pour contenir un homme, et le souvenir du Nain ne se présenta point à l'esprit de Lupicaire et de Molac. Occupés des moyens de prendre terre, ils aidaient Allan à manoeuvrer, lorsque, profitant d'un moment où elle était moins observée, et préférant la mort à l'éternelle captivité dont elle se voyait menacée, Aliénor fit un mouvement pour se précipiter dans les flots. Molac par un autre mouvement plus rapide, saisit sort vêtement et la rejeta sur les filets. Le poids et la chute de la princesse donnèrent au malheureux Clicthoue une si forte commotion, qu'il en perdit connaissance.

Allan ne soupçonnait pas tout le prix-que le Nain aurait pu mettre à retenir Aliénor jusqu'au jour; l'attachement que lui portaient les villageois était assez vif pour qu'il osât espérer de les réunir, et de faire remettre la fille île Constance en liberté, même sur les terres de l'usurpateur. Loin de seconder de telles vues, Allan faisait de son mieux pour se débarrasser de ses hôtes. Dès qu'ils furent débarqués, il se hâta de reprendre le fil de l'eau, et sitôt qu'il se vit suffisamment éloigné du rivage, son premier soin fut de découvrir Clicthoue: il était sans respiration, et dans un état voisin de la mort. L'embarras du bon pêcheur égalait son affliction ; il lui fallait ramer longtemps encore pour atteindre son gîte. Ses avirons et son ami l'occupaient tour à tour et sans relâche; ses anxiétés durèrent jusqu'au milieu du jour. Clicthoue donnait alors quelques, signes de vie; mais son désespoir renaissait avec le sentiment de l'existence.

— « Qu'est devenue la jeune dame que, cette nuit, vous avez été forcé de conduire à Harcourt ? Mon cher Allan, au nom du ciel! dites-le-moi. »

Telles furent les premières paroles que le Nain prononça.

« Vous êtes bien bon, Clicthoue, de vous occuper de cette pauvre jeune femme !-Dans l'état où vous voilà, c'est bien assez de penser à vous. » 

— « Ah! mon pauvre Allan, si vous saviez quelle est cette malheureuse personne, vous seriez encore étonné de me voir si tranquille. »

— «Eh! bon Dieu ! quelle tranquillité ! vous sanglottez comme un enfant qui vient de perdre ses jouets. Si vous n'êtes pas plus raisonnable, il ne vous sera pas possible de reprendre assez de force pour faire le voyage de Rouen, et moi-même je renonce au projet de vous y conduire. »

Cette menace calma les démonstrations de la douleur du fidèle Breton; il sentait combien la complaisance de son compagnon lui devenait nécessaire. Il se résigna donc, et résolut d'employer toutes les ressources de son imagination pour exécuter à Rouen sa plus importante entreprise. A peine arrivé chez le pêcheur, il avait déjà voulu Repartir.

— « Quoi ! » lui dit Allan, « vous ne pouvez- vous soutenir, et vous voulez filer le câble! Il faut au moins trois jours de repos avant d'oser nous remettre en route. » -

— « Je n'entends pas raison Sur ce point, » répond Clicthoue. « Mon cher ami, vous ne pouvez me refuser ! le succès dépend de notre promptitude. Je ferais le voyage attaché sur une bouée, s'il le fallait, pour arriver quelques heures plus tôt. »

— « Mais il vous est impossible de faire aucun mouvement. »

— «Un jour de repos me suffira. »

— « Encore faut-il le prendre. »

— « Non, pas tout entier : je consens à me coucher jusqu'à demain matin. Au premier rayon de l'aurore, vous me mettrez sur vos  filets, et là je pourrai me livrer encore à ce repos que vous jugez m'être si nécessaire. » Ah ! du repos! il n'en est guère pour moi, mon pauvre ami! »

— « En vérité, Clicthoue, on dirait que vous avez l'amour en tête. Fait comme vous êtes, cela n'est guère permis. Depuis la rencontre de cette jeune dame, vous paraissez plus agité que ne l'était ma voile. »

Malgré son affliction profonde, le Nain ne put s'empêcher de sourire à l'idée du simple Allan; mais au lieu d'y répondre, convaincu de la nécessité de réparer ses forces, il essaya de se livrer au sommeil. La nature seconda si bien son désir, que déjà le soleil dorait les coteaux lorsqu'il se réveilla. Étonné de l'amélioration sensible qu'un repos de quelques heures avait produit dans les facultés de son ami, le pêcheur s'empressa de remettre à flot le bateau, lesté d'une provision de pain et de poisson cuit, d'une vaste cruche de cidre et de son chétif compagnon, dont toute la gaîté était disparue depuis que d'imminens périls menaçaient les jours du souverain qu'il chérissait.

Cependant la barque remontait difficilement l'embouchure de la Seine. L'âme de Clicthoue était loin de se trouver en harmonie avec les sites variés, le riche paysage et les admirables prairies qui, de tous côtés, se présentaient aux ' regards des navigateurs. Le sombre aspect des tempêtes convient mieux au désespoir : il semble qu'alors, de moitié clans nos peines, la nature voile ses trésors, et veuille épargner le spectacle de sa magnificence à l'être souffrant qui ne saurait en jouir.

Clicthoue hâtait de toussés efforts, réunis à ceux du pêcheur, l'instant où l'embarcation atteindrait le but de ses voeux. Hors d'état de soutenir une longue marche, et craignant surtout les regards, il suivait malgré lui la route la plus longue. Le vent et le courant semblaient conspirer à le reporter vers la mer. De temps en temps, malgré les prières de Clicthoue, le pêcheur, fidèle à son habitude, jetait ses filets, et ne les retirait qu'après avoir attendu le temps nécessaire pour recueillir le fruit de ses peines.

Enfin, à la quatrième aurore, les voyageurs aperçurent les tours de la cathédrale de Rouen : le coeur du Nain palpita de crainte et d'espérance. Allan réunit le produit de sa pêche, et se mit en mesure d'aller le vendre: c'était justement un jour démarché. Clicthoue ne pouvait sans imprudence se montrer dans la ville, et pourtant lui seul était capable de recueillir les renseignements utiles à ses projets. Il employa toutes les ressources de son imagination à déguiser sa stature exiguë, mais il était impossible qu'il l'augmentât suffisamment pour éviter l'effet qu'elle produisait en public. Il chargea sur ses épaules la manne qui contenait la provision de poisson frais ; un filet jeté par- dessus ne permettait guère de distinguer les traits du Nain; alors les yeux qui ne se piquent point d'observation pouvaient le prendre pour un jeune garçon dont le développement avait été peu favorisé de la nature.

Les premiers pas de Clicthoue au milieu de la foule ne furent point perdus. Il vit Jean-sans-Terre qui traversait la place, suivi seulement de Molac et de quelques domestiques. Le Nain ressentit presque un mouvement de joie, en remarquant sur la physionomie du tyran une altération qu'il attribuait à quelque chagrin: il supposait que Jean ne pouvait guère être affligé que du bonheur d'autrui.

« N'est-ce pas le roi? » demanda Clicthoue à son plus proche voisin.

— « Vous devez bien le voir, comme moi, » répondit avec brusquerie le marchand de peaux auquel s'était adressé le Nain.

— « Comme si tout le monde était obligé de le connaître! » repart aussitôt une paysanne qui portait un panier d'oeufs et de beurre. « Oui, c'est le roi qui revient de Moulineaux, où il a, chassé depuis trois jours;  et, pour dire vrai, il avait plutôt l'air d'un diable que d'un roi: je crois qu'il aurait aussi bien pris les hommes pour des bêtes, que les, bêtes pour des hommes. Il tirait ses flèches ou jetait sa lance comme un furieux; il a mis tout en déroute dans nos bois. »

— « Serait-il contrarié par quelque événement? » demanda le Nain dans l'espoir d'apprendre un incident favorable à son prince.

— « Bien du contraire, » répondit la villageoise. « On dirait que ce roi-là est le favori du bon Dieu. Il était enragé de ce qu'une jolie princesse ne voulait pas rester avec lui : » eh bien! voyez-vous là -bas ce grand homme, contre la maison qui fait le coin de la place?  C'est justement celui-là qui vient d'amener,  il y a deux jours, la princesse à Moulineaux. Vous croyez qu'il devait être bien content? lui aussi le croyait tout d'abord. Lupicaire, mon cousin, parce qu'il a épousé ma cousine, m'a dit que le roi en sautait de joie. Mais, pas du tout! voilà qu'il est retombé dans ses accès d'humeur noire. Il a réuni tous ses amis dans le château de Robert-le-Diable, qu'est tout en haut, et d'où l'on voit les plus belles forêts de chasse ; ils se sont amusés toute la nuit; ils ont bu, mangé, et fait un train d'enfer. Les voici qui en reviennent maintenant, et Dieu seul peut savoir à quoi ils vont s'occuper ! »

— « Mais, » reprit le Nain, « n'avait-il pas avec lui un beau prisonnier, qui était le fils d'un de ses parents ? »

— « Son neveu, vous voulez dire,» reprit la commère. « Ah! le malheureux jeune homme ! On dit qu'il est beau comme un ange. Eh  bien! tenez, il est là, renfermé dans ce donjon qui donne sur la rivière. Oh! comme il doit s'ennuyer! Pauvre enfant! quel méchant oncle il a trouvé là ! »

— « Marguerite, » dit le marchand de peaux, « je n'aime pas à me mêler des conversations où je n'ai que faire. Mais, en bon Voisin, je dois vous dire que vous vous permettez d'étranges propos sur notre prince : on prétend qu'il n'est pas endurant. Archias Martin et votre cousin Lupicaire, qui sont ses âmes damnées, seront peut-être bien aises de lui prouver leur dévouement en vous attachant au haut d'un arbre. »

— « Grand merci! Pierrinot, grand merci ! Mais moi, je ne garde jamais ce que j'ai sur le coeur, et, avant de me laisser mettre une ficelle au cou, mes ongles et mes dents feraient bien leur service. »

— « Tout comme il vous plaira, Marguerite. Mais un peu plus tôt, un peu plus tard, vous n'en seriez pas moins étranglée. »

Ici le marchand s'éloigna. Clicthoue voyant à quel personnage il avait affaire, chercha le moyen d'en obtenir encore plus de détails, en provoquant sa loquacité. «C'est bien à vous, dame Marguerite, d'avoir tant de courage.  Je suis de votre opinion, j'ai toujours aimé les jeunes gens, et quand ils sont malheureux, soit par leur faute ou celle des autres, je ne-saurais m'empêcher de les plaindre. Ce pauvre seigneur qu'ils ont enfermé là -dedans, doit être bien triste et bien ennuyé. Mais, sans doute, il n'a rien à craindre, Car, enfin, le roi est son oncle, et... ».

— « Hom! » interrompit la marchande «c'est vrai qu'il est son oncle, mais on a bien vu des chats manger leurs petits, à plus forte raison un envieux peut-il..... Mais, comme nous disait Pierrinot, j'ai la langue trop longue aujourd'hui. »

— « Ah bah ! » reprit Clicthoue en s'efforçant de cacher son émotion; » quand de braves gens se rencontrent, c'est bien le moins qu'ils puissent se parler de ce qui leur convient. Vous pensez donc que l'oncle pourrait se débarrasser du neveu; mais n'est-ce point une chose déjà faite?»

— « Archias Martin et mon cousin disaient encore que non, ce matin. Vous n'avez pas de coeur, leur ai-je dit, si vous donnez le plus petit coup de main dans cette affaire. »

— « Et qu'ont-ils répondu ? »

— « Il se sont mis à siffler sans faire semblant de m'entendre. Je voulais.... »

— « Gare! gare! «s'écrie un porteur qui, chargé d'un lourd fardeau, traversait le marché. Au même instant un chaland s'approcha de Marguerite, et Clicthoue en fut séparé par la foule. Il en eut peu de regret, puisqu'il en avait tiré le seul renseignement qui pût être utile; et voyant qu'il n'était pas arrivé trop tard, comme il le croyait, il se rapprocha d'Allan qui venait de terminer la vente de son poisson.

La Tour de Rouen

Le Nain, affublé des filets et du panier, retourna vers le rivage et se précipita dans le bateau; le pêcheur l'accompagnait.

« Mon bon » Allan, » dit Clicthoue, « c'est aujourd'hui que notre mission s'accomplira. Nous devrons, à la brune, nous procurer une échelle: il faut, qu'assujettie dans la barque, elle puisse atteindre à cette petite fenêtre que vous voyez au mur du donjon. » 

— « Allons donc! » répondit le pêcheur, « vous rêvez. Où voulez-vous trouver une échelle assez longue ? Il faudrait le mât d'un  navire, et je ne sais encore s'il arriverait jusque- là. »

— « Ecoutez ! Allan ! un bon avis en vaut  deux: réunissez seulement plusieurs échelles; le reste me regarde. »

— « Et comment ferez-vous pour monter si haut? J'aime bien à rendre service, mais j'ai une femme et des enfants: du diable si je risquerais un de mes cheveux pour d'autres que pour eux. »

— « Allan , » reprit le Nain , « ni vous ni moi ne risquerons rien ; le danger ne sera que pour une troisième personne qui nous rejoindra. » : ,

« A la bonne heure, » dit le pêcheur, et le colloque cessa.

Occupé des moyens d'avertir ; Artus que l'amitié veillait sur ses jours, Clicthoue imagina d'ajuster un très-léger fragment de la bordure de son manteau, en deçà du fer d'une flèche marquée de douze entailles, pour faire entendre au prince que l'on viendrait à son secours vers la douzième heure de la nuit.

 Après avoir observé la lucarne du donjon pour s'assurer qu'une personne svelte pourrait y passer, il y lança la flèche si heureusement, qu'elle traversa les vitraux; aussitôt il gagna le large, et bientôt il eut la satisfaction de voir sortir de la petite croisée le bout d'une écharpe noire, brodée en argent. Certain d'avoir été compris, il engagea le pêcheur à ranger sa barque parmi les autres, de peur d'être remarqué, ce qui ne pouvait guères manquer d'arriver, s'il fût longtemps resté seul au milieu de la Seine.

En ce moment, Jean sortait de la cathédrale pour rentrer dans le palais des rois: sa démarche mal assurée, sa pâleur, le trouble empreint sur sa physionomie, fidèle interprète de l'agitation de son esprit, tous ces symptômes semblaient faire présager un orage imminent. Il consultait le plus scélérat de ses conseillers, Molac, dont l'âme sympathisait si bien avec la sienne par une égale aptitude au crime :

« Que pensez-vous, » lui dit-il, « que » je doive opposer aux ennemis de mon repos?... A peine ai-je contraint les Lusignan à déposer les armes, qu'ils sont rentrés aux plaines de l'Anjou. De toutes parts ont apparu d’autres adversaires : les Bretons et les Français ruinent la Normandie; ils redemandent Artus avec instance ; maintenant ils vont savoir qu'Aliénor est entre mes mains, et leur importunité redoublera. Ma mère elle-même m'inspire des craintes; je viens d'en recevoir Un courrier : il m'annonce l'enlèvement de la demoiselle de Bretagne. On voit qu'Eléonore tremble de me trouver coupable. Les heures de la dissimulation sont  écoulées ; il faut qu'une conduite plus résolue prouve que je m'affermis sur le trône de mes pères : n'est-il pas temps de tout oser ? »

— « Qu'avez-vous à craindre?» répondit Molac. « Seigneur, ôtez-leur tout prétexte de vous tourmenter; qu'Artus disparaisse à jamais de ce monde. »

— « Molac, » reprit le roi, « si je te disais que je ne puis trouver aucune main pour exécuter ce meurtre trop nécessaire! Hubert de Braies, tant dévoué à son roi, m'a refusé. Robert de Pont, le gouverneur de la tour de Rouen, ne m'a regardé qu'avec horreur. J'ai de la fermeté, Molac : le sang ne m'inspire aucun effroi; mais comment répandre celui du fils de mon frère? »

— « De quels scrupules vous laissez-vous toucher ? »

— « S'il eût voulu signer cette renonciation ! »

— « Mesure illusoire qui vous eût entraîné dans toutes sortes de malheurs. Artus, remis en liberté, n'aurait pas manqué d'affirmer qu'on avait employé la force et les mauvais traitements pour le contraindre à se soumettre, et la guerre continuait avec plus d'acharnement. Le seul obstacle qui dût vous retenir a cessé d'exister. Aliénor est dans vos mains. »

— « Grâce à toi, Molac, et la récompense suivra de près le service. Mais pour rendre mes  obligations plus complètes et fournir un juste motif aux richesses dont je veux te combler,  charge-toi de l'exécution de ce sacrifice indispensable. »

Molac se sentait peu de disposition à donner cette preuve de son dévouement : non qu'il s'épouvantât de l'idée d'un nouveau crime, mais il ne voyait point arriver les titres et les trésors qu'on lui prodiguait en promesses, et son ambition ne se trouvait pas suffisamment encouragée. D'ailleurs, malgré sa férocité naturelle, la jeunesse des enfants de Constance lui faisait éprouver une sorte de pitié. Il sentait bien que sa fortune était attachée à leur perte, mais il eût préféré ne pas en être l'instrument. Cependant elle devenait pour lui le premier échelon des dignités. Il ne pouvait reculer. Toutefois, dans cette circonstance où son intérêt l'entraînait au crime plus que son inclination, il ne voulait point faire d'efforts pour vaincre sa répugnance à tremper ses mains dans le sang d'Artus. Il se rappelait encore les reproches de Jean au sire de Braies, qui lui faisait accroire la mort du jeune duc. Molac désirait au moins voir quelque grand coupable de moitié dans ce coup d'état; et, plus habile que sincère, il le provoquait sans vouloir en assumer sur lui l'entière responsabilité.

Le roi lui-même craignait de faillir au dernier moment. Il se souvenait qu'une fois, à Falaise, il était entré clans la prison du prince avec l'intention de le poignarder, et qu'arrêté par de vaines terreurs, il avait chargé le gouverneur d'accomplir ce projet.

 Jean ne voulait plus s'en rapporter au zèle suspect d'un tiers; ses idées commençaient enfin à se fixer, lorsqu'on vint l'avertir que le repas du soir était prêt. Six heures sonnèrent lorsqu'il entra chez la reine Isabelle; elle était souffrante, et mère depuis peu de jours d'une princesse qui dormait dans ses bras. Ce spectacle touchant, fait pour émouvoir les coeurs les plus indifférents, à plus forte raison celui d'un père, produisit dans l'âme de Jean un effet absolument contraire, et ne servit qu'à dissiper le reste d'incertitude qui l'agitait encore. Il passa dans la salle du festin, où Molac le suivit. Maître de sa propre raison, le perfide conseiller excitait son souverain à perdre la sienne, ce qui pouvait avoir lieu sans que le roi s'écartât de ses habitudes. En quittant la table, vers dix heures du soir, son imagination échauffée ne lui laissait plus entrevoir d'obstacles à ses desseins. Ces Bretons redoutables, ces Français qui naguère le faisaient trembler, ne lui paraissaient plus que d'impuissants pygmées, dont les événements qu'il méditait allaient abattre  l'importune jactance.

« Allez prendre la clef que vous trouverez  près de mon lit, » dit-il à Molac, « et revenez promptement. »

Molac sortit, et ne tarda guère à revenir, mais les courts instants de son absence avaient paru longs à son maître. Il l'accueillit avec une sorte de joie impatiente et féroce qu'il ne pouvait plus modérer :

« Ah ! » s'écria-t-il, «que va dire mon gracieux neveu des bonnes nouvelles que je vais lui donner? II ne sait pas encore que sa soeur dort si près de lui: l’'avez-vous bien placée dans la chambre au- dessus de la sienne ? »

—« Tous vos ordres ont été suivis. »

— « Molac, écoutez!... n'entendez-vous aucun bruit dans ce corridor ?»

— « Seigneur, je n'entends que le murmure des flots autour du donjon. »

—« Prenez garde que la lumière ne s'éteigne! »

— « Soyez sans inquiétude, j'ai tout prévu. » Et tous deux s'acheminèrent vers la porte de la prison. Molac l'ouvrit le plus doucement possible.

« S'il dort, éveillez-le, » reprit le roi.

— « A quoi bon ? frappez en silence. »

— «Non, non ; il m'a causé trop de craintes, d'ennuis et de tourments : il faut qu'il se sente mourir. »

Le bruit de la clef tournant dans la serrure n'aurait pas suffi pour interrompre le profond sommeil d'un jeune homme à la fleur de l'âge ; mais le malheureux duc de Bretagne, loin de se livrer au repos, attendait avec anxiété qu'un signal extérieur l'avertît de la présence d'un ami. Dans cet espoir, il méditait assis sur la paille, de sa prison, les moyens de seconder les tentatives que l'on oserait hasarder pour sa délivrance. La flèche de Clicthoue avait produit l'effet désiré ; le prince comptait sur le secours que lui promettait ce nouveau témoignage de dévouement, et pensait, que, peut-être, plus heureux qu'à Falaise, son fidèle sujet verrait enfin ses efforts couronnés d'un plein succès.

Surpris du mouvement extraordinaire qu'il entendait dans la tour à une heure indue, Artus se leva précipitamment. Son oncle le trouva debout; mais au premier abord, il lui parut méconnaissable, tant la souffrance avait altéré ses traits. Jean, dont la vue était un peu troublée par les suites ordinaires de l'intempérance, s'écrie avec surprise et colère : « Ce jeune homme n'est point le fils de Constance!»

— « Sire, » répliqua Molac, « songez que, privé d'air et d'exercice, il a fait un long séjour dans des lieux malsains : on changerait à moins. »

Jean saisit le flambeau que portait son conseiller, et, l'approchant du visage d'Artus, il cherchait à vérifier si, par une substitution, tous ses plans ne se trouvaient point dérangés. Le prince, offensé de tant d'insolence, reculait avec dédain ; mais il ne lui restait plus assez de force pour exprimer son indignation: à peine pouvait-il se soutenir.

« C'est bien lui, » reprit Jean ; « oui, je le reconnais; ce sourire amer ne m'est pas étranger: je l'ai remarqué plus d'une fois sur les lèvres d'Eléonore.,»

— « Pourquoi l'avez-vous amené sur les miennes? » réplique Artus; « il eût été facilement remplacé par celui de la bienveillance: mon âme l'aurait préféré. Fatigué de haïr depuis si longtemps que je végète, ou plutôt que je meurs, je pensais qu'enfin nous aurions pu nous entendre. »

— « Et moi aussi, » reprit Jean, «je l'avais pensé jusqu'aujourd'hui ; mais à présent ma politique est changée : vous avez refusé tout ce que je vous offrais. »

— « Je n'ai accepté ni rejeté votre offre ; » seulement j'ai désiré que des hommes expérimentés décidassent de mon sort, et j'ai refusé de signer un acte humiliant. »

— « Vos voeux sont exaucés, » dit le roi ; «je ne vous en parle plus. Priez le maître du monde d'avoir pour vous autant de condescendance que j'en ai eu moi-même. Vous allez bientôt vous trouver en sa présence, et quand vous y serez, demandez-lui pour Aliénor une protection un peu plus efficace que celle dont il vous a gratifié. »

— « Je ne sais quel projet vous attire près de moi, » reprit Artus, « mais je ne doute pas que je n'eusse cessé de vivre, si ma soeur était réellement en votre puissance, comme vous me l'affirmez depuis longtemps. »

— « Eh bien ! cette preuve qui doit dissiper  tous vos doutes, la voici! »

En prononçant ces mots, Jean faisait briller la lame d'un poignard. Artus ne douta plus du malheur complet d'Aliénor : il joignit les mains, et dans ce moment terrible, oubliant la cruauté du monstre qu'il implorait: « Mon oncle, » dit-il d'une voix suppliante, « je conçois que ma résistance ait pu vous offenser; mais ma soeur! mon infortunée soeur! qu'avez-vous à lui reprocher? »

« Son courage, si ressemblant au tien, jeune imprudent ! »

— « Pouvait-elle oublier les liens qui nous unissent ? » reprit Artus ; « yous êtes père, je le sais; vous le serez encore d'autres enfants. Eh bien! ne souhaitez-vous pas, qu'une vive  tendresse règne entre eux, et qu'au besoin le plus libre devienne le défenseur des autres ? »

_«Je ne leur laisserai point de compétiteur, « répondit Jean avec un regard effroyable, accompagné d'un geste menaçant.

En cet instant on entendit le bruit de la rame qui fendait les flots. Ce bruit n'eût point éveillé le soupçon dans l'esprit de Jean, ni l'espérance dans l'âme d'Artus, s'il n'eût cessé tout à coup au pied de la tour. Le malheureux prince comprit qu'une heure de plus l'aurait sauvé; il se jeta à genoux au milieu de la chambre, en implorant l'assistance du Très Haut : mais si sa voix élevée et ses soupirs n'arrivèrent pas jusqu'au ciel, du moins ils traversèrent les murs de la prison, et jetèrent l'effroi dans l'âme de Clicthoue.

« Qu'entends-je! » dit Jean ; « on vient nous épier sous cette fenêtre? Les traîtres! Oseront-ils s'avancer jusqu'à moi?»

Cette dernière crainte, loin de désarmer le féroce monarque, ne fit que l'exaspérer davantage; il saisit Artus par le bras, et remit le poignard aux mains de Molac, en lui commandant de frapper.

La pâleur d'Artus, ses longs cheveux bouclés qui donnaient à sa tête une grâce touchante, son air si noble, et la douceur de ses yeux, qui même en cet instant conservaient tout leur empire, désarmèrent le bras de Molac.

« Seigneur, je ne saurais obéir, » dit-il en jetant le poignard.

Jean ramassa l'arme homicide, et la plongeant à plusieurs reprises dans le sein de son neveu, assouvit avec fureur son atroce désir de vengeance.

« Le ciel te voit, » dit le prince en tombant, et les malheurs de ta race vengeront les miens. »

Cette menace d'un mourant anime l'assassin contre les restes de sa victime qu'il veut précipiter dans la Seine ; écumant de rage, il ordonne à Molac d'ouvrir la fenêtre du donjon.

« Qu'allez-vous faire? » dit le confident avec effroi; « s'il y avait quelqu'un au pied de ces » murs ! »

— « Qu'on ne me résiste point ! » s'écria le meurtrier; « j'envoie aux côtes de la Bretagne le monarque qu'elle réclame tous les jours. »

— «C'est une haute imprudence, » reprend Molac; « il vaudrait mieux tâcher d'éviter jusqu'à l'ombre du soupçon. »

Jean réfléchit un instant, et dit ensuite: « Je reconnais, malgré votre refus d'obéissance,  que vous êtes vraiment zélé pour mes intérêts; mais il ne faut pas que ce cadavre demeure ici pour déposer contre nous. Détachez une pierre de ce vieux mur, et me la donnez, »

Le complice obéit, et l'écharpe même d'Artus fut employée pour assujétir la pierre à son cou. Cela fait, Jean, avec l'aide de Molac, jeta le corps dans la rivière. Aussitôt, à l'étage supérieur, se fit entendre un cri terrible.

Jean regarda Molac : tous deux, saisis de terreur, pensaient qu'Aliénor avait, pour ainsi dire, été présente au meurtre d'Artus. Malgré l'épaisseur des voûtes et la hauteur de la tour, les accents douloureux de la voix d'un frère chéri, et le bruit de son immersion avaient retenti dans le coeur de la malheureuse princesse.

« Sortons! » dit Jean. «Il est inutile de prolonger ici le séjour de cette jeune fille. Lord  Mulgrave, je compte sur vous pour la conduire en Angleterre. »

Molac avait besoin d'entendre ce titre si désiré pour ranimer son courage. Dans le transport de sa reconnaissance, il dit en se jetant à genoux devant le roi : « Sire, j'exécuterai fidèlement tous les ordres de Votre Majesté. »

Le roi lui tendit la main pour le relever. Cette main était sanglante, et, malgré l'effroi qu'elle inspirait au lâche complice, il la prit avec respect, et voulait y déposer un témoignage de sa gratitude. Mais, plus puissante que la bassesse du coupable agent de tant de crimes et d'infamies, la nature révoltée fit détourner la tête du vil courtisan. A ce mouvement, le roi porte la vue sur ses vêtements, et le sang qui les souillait rappelle tout à coup sa raison égarée. Il comprit les conséquences de ce qu'il venait d'exécuter :

« Mulgrave, » dit-il, «je commence à croire que nous avons été trop vite. Allez regarder s'il y a quelqu'un au pied de la tour. »  

L'homme du crime obéit, et ne découvrit que des barques de pêcheurs arrêtées à l'autre bord du fleuve. Des filets stationnaires, tendus de distance en distance, indiquaient que, depuis longtemps, elles devaient avoir été clans la position qu'elles occupaient. Toutefois, le roi ne se trouva pas suffisamment tranquillisé par le rapport de son agent. « Va, » lui dit-il, questionner ces bateliers, et t'assurer s'il n'y avait la personne que nous dussions craindre. »

Lord Mulgrave, l'âme remplie de joie et d'inquiétude, interrogea successivement tous les pêcheurs. Aucun ne put satisfaire à ses demandes. L'obscurité n'avait pas permis à leurs regards de se porter au loin. Seulement le dernier auquel il s'adressa lui répondit que, depuis environ un quart d'heure, quelque bruit s'était fait entendre du côté de la tour, et que, vers la fin du jour, une des barques avait pris le large, montée par deux hommes de taille différente, et dont l'un était remarquable par ses proportions bizarres.

Ici le nouveau lord prêta l'oreille plus attentivement. « De quelle couleur sont les cheveux » de cet homme ? » demanda-t-il avec anxiété.

— «D'un rouge ardent, et frisés très-près de sa tête, » répliqua le pêcheur.

— « Achève l'exacte description de cet être singulier! »

— « Il est petit, pâle, et ses yeux très-ouverts sont d'inégale grandeur, autant que j'en ai pu juger au crépuscule, car, dans le jour, il n'était pas près de moi. »

Ne doutant plus que le raffinement de cruauté que Jean avait imaginé pour se défaire de Clicthoue n'eût été infructueux, Mulgrave ne savait quel détour employer pour annoncer à son maître une nouvelle qui, ranimant ses inquiétudes, pouvait arrêter l'effet de ses dispositions généreuses envers son complice. Aussi revint-il avec une émotion visible, et son rapport, bien qu'il voilât habilement une partie de la vérité, acheva néanmoins de dissiper l'ivresse du plaisir de la vengeance.

 

gravure représentant l'assassinat d'Arthur Ier de Bretagne par Jean sans Terre sous le regard de Pierre de Maulac

(gravure représentant l'assassinat d'Arthur Ier de Bretagne par Jean sans Terre sous le regard de Pierre de Maulac. Gravure d'O. Penguilly, La Bretagne ancienne et moderne, 1859, par Pitre-Chevalier)

 

Mort d’Arthur (Arthurem, Britanniae ducem)

Jean mena son captif à Rouen, et l'enferma dans une tour, qui donnait sur la Seine. Mais certain qu'il ne jouirait d'aucune sécurité, aussi longtemps que vivrait celui qui pouvait devenir son maître, il vint de nuit au pied de la tour, fit descendre Arthus, et, le regardant d'un oeil farouche, lui apprit que sa dernière heure était venue.

Le cruel monarque tira brusquement son épée, et perça sa victime de plusieurs coups; puis il fit jeter le corps dans la rivière, à quelque distance de la tour, pour donner à croire que le malheureux prince s'était noyé, en voulant s'échapper par une fenêtre de sa prison.

Jehan Sans Terre pouvait se croire désormais seul maitre de l’héritage des Plantagenêts ; mais la duchesse de Bretagne, mère du malheureux Athur, se tourna vers le roi de France pour que justice fut faite du meurtre de son fils.

A la prise d'Arthur à Mirebeau, et à titre de suzerain et de protecteur des droits de ce dernier, Philippe avait placé sous séquestre les territoires contestés entre le vaincu de Mirebeau et son oncle, lequel n'accomplissait point du reste envers le roi de France ses devoirs féodaux de vassal à suzerain.

Dès que la mort d'Arthur fut connue, le roi Philippe assigna l'assassin devant la Cour des Pairs du royaume et, sur son refus de comparaître, le tint pour « coupable du crime de félonie et de parricide sur la personne de son neveu

L'attentat commis sur la personne Artur, excita l'indignation générale contre le roi d'Angleterre, et acheva de lui aliéner tous les cœurs. Les états de Bretagne, assemblés à Vannes, députèrent vers Philippe-Auguste, Pierre de Dinan, Evêque de Rennes, et Richard Marescal, gentilhomme, pour lui demander vengeance de ce parricide. Il n'y eut point alors de député du Tiers-Etat, parce que cet ordre ne siégea pour la première fois que plus d'un siècle après, en 1309, à l'imitation de ce que Philippe-le-Bel venait de faire en France, pour les Etats généraux.

Les lois de la suzeraineté, dit l’abbé Vely, furent signalées ici par un exemple mémorable de justice.

Philippe-Auguste, comme suzerain du Prince mort, et du Prince accusé, fit citer le dernier, par des sergents d'armes, à comparaitre devant la cour des Pairs. Jean ne comparut, ni en personne, ni par procureurs; ne pouvant s'emparer du condamné, Philippe voulut exécuter au moins la sentence déjà rendue contre lui en 1202, à l'occasion de l'enlèvement de Isabelle d'Angoulême, et qui n'aurait eu tout d'abord, croit-on, que le caractère d'une mesure provisoire. Jehan sans Terre fut donc déclaré déchu de tous ses droits sur toutes ses possessions relevant à fief de la Couronne de France.

Philippe-Auguste profita d'un tournois à Moret, près de Paris, où s'était rendue une foule de noblesse, pour l'appeler a lui. Aussitôt que son armée fut rassemblée, il commença la conquête de la Normandie par la prise d'Alençon.

Bientôt il se porta devant Falaise; et y déploya des étendards innombrables. Hunc Rex innumeris circumdedit undique signis. (Guillaume Lebreton)

Sept jours furent employés en préparatifs d'attaque, et en approche des machines de siège. Mais les capitaines et bourgeois se soucièrent peu de soutenir la cause de l'infâme Jean Sans-Terre, et remirent la place par composition. C'était en 1203. Sans doute ils auraient pu faire une belle défense, comme les précédentes mais Philippe Auguste était un Roi français.

 

De grandes incertitudes demeurent dans la façon dont Arthur trouva la mort :

seules les Annales de Margam donnent une date pour la mort d'Arthur, le 3 avril 1203, date à laquelle on sait par ailleurs que Jean était à Rouen: « Après que le roi Jean eut capturé Arthur et l'eut tenu vivant pour quelque temps en prison, après dîner le jeudi précédant Pâques, comme Jean était saoul et possédé du démon [ebrius et daemonio plenus], il tua Arthur de sa propre main et jeta le corps, attaché à une lourde pierre, dans la Seine. Un pêcheur le trouva dans son filet, et ayant été ramené sur la rive et reconnu, il fut porté pour être secrètement inhumé, par crainte du tyran, au prieuré de Bec nommé Notre Dame des Prés »

 Conséquences de la mort d'Arthur

À la suite d'un accord conclu sous l'égide du roi de France Philippe Auguste à Paris en 1209, Alix la demi-sœur d'Arthur est fiancée à Henri le fils d'Alain Ier d'Avaugour. Pendant la dernière maladie d'Alain qui meurt le 29 décembre 1212, le roi de France peu confiant dans la fidélité et l'autorité en Bretagne de Guy de Thouars baillistre du duché et compte tenu que le fiancé Henri n'est âgé que de 7 ans se résout à recourir à l'un de ses cousins Pierre de Dreux connu pour son énergie.

 Un mois après la mort d'Alain, le 28 janvier 1213, Pierre de Dreux, fiancé avec Alix, prête hommage lige à Philippe Auguste pour la Bretagne. Le mariage avec Alix n'est concrétisé qu'en février/mars 1214 dans les jours qui suivent le débarquement de Jean sans Terre à La Rochelle. Wiki

 

 

 

Nain Clicthoue Tradition bretonne des XIIe et XIIIe siècles Par Mme Eveline Désormery

Arthur de Bretagne 1187-1203

Arthurem, Britanniae ducem : drama historicum, in festo onomastico R. P. Joannis-Baptistae Stumpf, rectoris gymnasii Metensis S.J., ad sanctum Clementem, discipuli e variis classibus in scena exhibent actores, die 24a junii 1860

 

The Battle of Mirebeau was a battle in 1202 between the Maison de Lusignan-Arthur Duc de Bretagne alliance, the Kingdom of France and the Kingdom of England. King John of England succeeded in crushing the army of Lusignan by surprise.

 

Le roi d’Angleterre Jean sans Terre Conduit Arthur de Bretagne au château de Falaise <==.... ....==> Conséquences de la mort d'Arthur Plantagenêt

 

==> En 1205, après un siège de neuf mois, Philippe Auguste s'empare de la Forteresse de Chinon. Il fait construire une grande tour circulaire, la tour du Coudray. Mille ans de l’Histoire de Chinon (tour du Coudray de la forteresse Royale)

....==> En 1206, Geoffroy de Loudun soutint victorieusement au château de Trèves, un siège furieux de Jean sans Terre.

....==> 1214 Jean Sans Terre part d’Angleterre en direction du Poitou, débarque à La Rochelle et marche sur Mauzé

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