Conséquences de la mort d'Arthur Plantagenêt
La mort d'Arthur, quelle qu'en eût été la cause, fit grand bruit, surtout en Bretagne, où elle fut regardée comme une calamité nationale. La même ardeur d'imagination qui avait fait croire aux Bretons que leur destinée future était liée à celle de cet enfant, les jeta dans une affection exagérée pour le roi de France, parce qu'il était l'ennemi du meurtrier d'Arthur. C'est à lui qu'ils en appelaient pour demander vengeance, promettant de l'aider de tous leurs moyens dans ce qu'il entreprendrait contre le roi d'Angleterre.
Jamais le roi de France n'avait trouvé une aussi belle occasion de se rendre maître de ces Bretons si obstinés pour leur indépendance. Il accueillit, comme suzerain, la plainte des barons et des évêques de Bretagne sur le meurtre du jeune Arthur, et cita le roi d'Angleterre, son vassal pour la Normandie, à comparaître devant la cour des hauts barons de France, qu'on commençait à nommer pairs, d'un nom nouveau emprunté aux romans provençaux sur Charlemagne. Le roi Jean, comme on s'y attendait, ne comparut pas devant les pairs, et fut condamné par eux.
Toutes les terres qu'il tenait du royaume de France (c'était la formule du temps) furent déclarées forfaites, et les Bretons invités à prendre les armes pour assurer l'exécution de cette sentence, qui ne devait avoir d'effet qu'autant qu'elle serait suivie d'une conquête.
La conquête se fit non par les seules forcés du roi de France, non par l'autorité des arrêts de sa cour des pairs, mais par la coopération, d'autant plus énergique qu'elle était volontaire, des populations voisines et ennemies des Normands:
Philippe -Auguste n'eut besoin que de paraître sur la frontière du Poitou pour qu'un soulèvement universel des habitants du pays lui ouvrît presque toutes les places fortes, et quand il revint attaquer la Normandie, les Bretons en avaient déjà envahi et occupé la partie voisine de leur territoire.
Ils enlevèrent d'assaut le Mont Saint-Michel, s'emparèrent d'Avranches et brûlèrent toutes les bourgades situées entre cette ville et Caen ; le bruit de leurs ravages et la terreur qu'ils inspiraient contribuèrent puissamment à bâter les progrès du roi de France, qui, avec les Manceaux et les Angevins, s'avançant du côté de l'est, prit Andelys, Évreux, Domfront, Lisieux, et fit à Caen sa jonction avec l'armée bretonne.
C'était la première fois que la Normandie se voyait attaquée avec tant de concert par toutes les populations qui l'environnaient, au sud, à l'est et au nord; et c'était aussi la première fois qu'elle avait un chef d'une indolence et d'une inhabileté pareilles à celle du roi Jean.
Il chassait ou se divertissait pendant que Philippe et ses alliés prenaient, l'une après l'autre, toutes les bonnes villes et les châteaux du pays : en moins d'une année il ne lui resta plus que Rouen, Verneuil et Château-Gaillard.
Le peuple de Normandie faisait, quoique inutilement, de grands efforts pour repousser les envahisseurs ; il ne leur céda que faute de secours et parce que ses frères d'origine, les Normands d'Angleterre, en sûreté derrière l'Océan, s'inquiétaient peu de le tirer d'un péril qui n'était pas à craindre pour eux. D'ailleurs, se trouvant par suite de leur conquête au-dessus de la condition populaire, ils sympathisaient peu avec les bourgeois et les paysans de l'autre côté de la mer, quoique issus des mêmes ancêtres, qu'eux.
Les bourgeois de Rouen souffrirent toutes les extrémités de la famine avant de songer à capituler, et quand les vivres leur manquèrent tout-à-fait, ils conclurent avec le roi de France une trêve de trente jours à l'expiration de laquelle ils devaient se rendre s'ils n'étaient pas secourus.
Dans l'intervalle ils envoyèrent quelques-uns des leurs en Angleterre auprès du roi Jean, lui apprendre à quelle nécessité ils étaient réduits. Les envoyés trouvèrent le roi jouant aux échecs, il ne quitta point son jeu et ne leur répondit pas une parole avant que la partie fût achevée, et alors il leur dit : « Je n'ai aucun moyen de vous secourir dans le délai convenu, ainsi faites du mieux que vous pourrez »
La ville de Rouen se rendit, les deux qui résistaient encore suivirent le même exemple, et la conquête de tout le pays fut accomplie. Cette conquête, moins dure pour les Normands que ne l'avait été pour les Saxons celle de l'Angleterre, ne fut pourtant pas sans humiliation et sans misère.
Les Français firent, raser les murailles de beaucoup de villes, et contraignirent entre autres les citoyens de Rouen de démolir, à leurs propres frais, leurs anciennes fortifications, et de bâtir une nouvelle tour dans un lieu plus commode aux vainqueurs.
La vanité nationale des Bretons fut sans doute flattée quand ils virent leurs vieux ennemis, ceux qui avaient porté le premier coup à leur indépendance nationale, subjugués à leur tour par un pouvoir étranger ; mais cette misérable satisfaction fut tout le fruit qu'ils tirèrent des victoires qu'ils avaient remportées pour le roi de France; bien plus, en contribuant à mettre leurs voisins sous le joug, ils s'y étaient mis eux-mêmes, et il leur devenait désormais impossible de rejeter la domination d'un roi qui les cernait de toutes parts, et joignait à ses anciennes forces toutes celles de la Normandie.
La gêne de la suprématie française s'aggrava pour eux de plus en plus ; ils le sentirent et voulurent plusieurs fois, mais en vain, renouer alliance avec le roi d'Angleterre. Pour s'étourdir en quelque façon sur la perte de leur liberté nationale, ils aidèrent, avec une sorte de foreur, les rois de France à détruire entièrement celle des populations voisines du cours de la Loire ; ils travaillèrent à l'agrandissement de la monarchie française, et en même temps surent maintenir, avec assez de succès, le reste de leurs droits sociaux contre l'envahissement de cette monarchie.
De toutes les populations de la Gaule, les Bretons furent, peut-être à toutes les époques, celle qui montra au plus haut degré le besoin d'action politique. Cette disposition native est loin d'être éteinte en eux, et aujourd'hui même la Basse-Bretagne est un foyer énergique des deux opinions opposées qui divisent la France.
Les Angevins qui, avec les Bretons, concoururent à la ruine de la Normandie, perdirent, par suite de cet événement, tout reste d'existence nationale, et les Manceaux ne regagnèrent point l'indépendance que les Normands leur avaient autrefois enlevée.
Les comtes d'Anjou furent remplacés par des sénéchaux du roi de France, dont la domination s'étendit dès lors au-delà de la Loire jusqu'en Poitou.
Les riches Poitevins n'avaient plus la liberté de marier leurs filles qu'à des Français, ou à des créatures du roi de France. Sous ce joug, nouveau pour eux, ils se repentirent d'avoir répudié le patronage du roi d'Angleterre, et entamèrent avec lui des négociations auxquelles prirent part les mécontents de l'Anjou et du Maine.
Une insurrection générale se préparait dans ces trois provinces, lorsque le gain de la fangeuse bataille de Bouvines, en assurant la fortune du royaume de France, intimida les conjurés.
Les Poitevins osèrent seuls tenir à leur première résolution et se soulever contre le roi Philippe sous les mêmes chefs qui avaient fait avec lui et pour lui la guerre contre le roi Jean ; mais Philippe les écrasa bientôt à l'aide de ceux qui avaient craint de lui tenir tête, des Angevins, des Manceaux, des Tourangeaux et des Bretons, et porta ses conquêtes vers le sud jusqu'à la Rochelle.
Ainsi ces malheureuses populations, faute de s'entendre et de s'aimer, se ruinèrent les unes par les autres, et la chute de la puissance normande rompant l'espèce d'équilibre politique au rnoyen duquel les contrées méridionales de la Gaule étaient demeurées jusque-là indépendantes, le mouvement fut donné pour que tôt ou tard, mais infailliblement, la Gaule entière devînt française.
Le retour de la Normandie sous le pouvoir des rois d'Angleterre pouvait seul arrêter cette impulsion des choses, mais l'impéritie du roi Jean et l'habileté de Philippe-Auguste firent que rien de pareil n'eut lieu, malgré le mécontentement du pays.
« Quoique le joug du roi fût doux, dit un poète du XIIIe siècle, la Neustrie s'indigna long-temps d'y être soumise et cependant, voulant être bon pour ceux qui lui souhaitaient du mal, il n'abrogea point leurs anciennes lois, et ne leur donna point lieu de se plaindre d'être gênés, par des coutumes étrangères. »
Il ne se fit point en Normandie de grande révolte contre les Français. Tout le mécontentement populaire s'exhalait en propos individuels, en regrets du temps passé, et surtout du roi Richard au coeur de lion, qu'aucun Français n'avait jamais égalé, disaient les soldats normands dans le camp même du roi de France.
La nullité politique où tomba tout d'un coup cette nation, si renommée par son courage et son orgueil, peut être attribuée à cet orgueil même, qui l'empêcha de solliciter du secours auprès de ses anciens sujets de Bretagne, ou de traiter avec eux pour former une ligue offensive contre l'oppresseur commun.
D'un autre côté, l'espoir que les Normands conservaient dans la population qui dominait en Angleterre, et l'ancienne sympathie de parenté entre eux et cette population de gentilshommes durent s'éteindre rapidement. Il y a trop peu de points de contact entre une nation et une aristocratie pour que les Normands et les Anglo-normands pussent se regarder longtemps comme des alliés naturels, pour que les Percy, les Basset, les Bigot, les Giffard, bourgeois de Rouen ou de Bayeux, pussent se croire frères ou parents des hommes de même nom; comtes et barons en Angleterre.
Lorsque les deux pays eurent cessé d'être, réunis sous le même gouvernement, les seuls habitants de l'Angleterre, avec qui le peuple de Normandie eût des relations fréquentes, étaient des marchands, hommes de racé anglaise, parlant une langue étrangère pour les Normands, qui, d'ailleurs, nourrissaient contre; eux un sentiment hostile, celui de la rivalité commerciale.
Les anciens liens ne pouvaient donc manquer de se rompre entre la, Grande –Bretagne et la Neustrie, tandis qu'il s'en formait chaque jour de nouveaux entre cette dernière contrée et la France, où la masse du peuple parlait le même, langage que les Normands, et portait tous les signes d'une commune origine; car il n'existait plus depuis longtemps en Normandie aucun reste de la racé danoise.
Toutes ces causes firent que moins d'un siècle après la conquête de Philippe-Auguste, on vit les Normands épouser sans scrupule et avec ardeur l'inimitié des rois de France contre l'Angleterre. Dès l'année 1240, quelques-uns d'entre eux s'unirent aux Bretons pour faire des courses sur mer contre les vaisseaux anglais.
A chaque guerre qui s'éleva ensuite entre les deux pays, une foule de corsaires, partis de Normandie, essayaient des descentes sur la côte, méridionale d'Angleterre, pour ravager et faire du butin.
La ville de Dieppe était surtout fameuse pour ces sortes d'armements. Enfin, lorsque la grande querelle politique, qui occupa, tout le XIVe siècle, eut éclaté entre les rois Philippe V et Edouard III, les Normands conçurent, un projet qui ne tendait à rien moins qu'à une nouvelle conquête de l'Angleterre, conquête aussi absolue, aussi complète, et plus méthodique peut - être que celle de Guillaume-le-Bâtard.
La royauté et toutes les propriétés publiques étaient adjugées d'avance au chef de l'expédition. Toutes les terres et les domaines des barons et des nobles d'Angleterre devaient appartenir aux gens titrés de Normandie, les biens des non nobles aux villes, et ceux des églises aux églises normandes; il n'y avait d'exceptés que les possessions de l'église romaine, et les droits du pape, que, dans cette conquête comme dans la première, ou voulait avoir pour allié.
Ce projet, qui devait rabaisser après trois siècles de possession les conquérants de l’Angleterre à l'état où eux-mêmes avaient placé les Anglais de race, fut rédigé dans le plus grand détail, et présenté au roi Philippe de Valois, à son château de Vincennes, par des députés de la nation normande. Ils lui demandèrent de mettre son fils, qui était leur duc, à la tête de l'entreprise, et offrirent de tout exécuter à leurs propres dépens, n'exigeant du roi que la simple assistance d'un allié en cas de revers.
Cet accord ayant été conclu, l'acte en fut gardé à Caen ; mais des circonstances que l'histoire du temps ne détaille pas, retardèrent l'exécution. Rien n'était encore commencé lorsqu'en l'année 1346, le roi d'Angleterre débarqua au cap de la Hogue, pour s'emparer du pays qu'il appelait sa Normandie, la terre de son héritage.
Les Normands, attaqués à l'improviste, ne résistèrent pas plus à l'armée anglaise que les Anglo - normands n'eussent peut-être fait si l'invasion projetée avait eu lieu.
On ferma les villes, on coupa les ponts, on détruisit les routes ; mais rien ne put arrêter la marche de cette armée composée en masse d'Anglais d'origine, et dont tous les chefs jusqu'au roi inclusivement, ne parlaient d'autre langue que le français avec l'accent de Normandie. Malgré cette dernière circonstance, aucune sympathie nationale ne se réveilla en leur faveur, et les villes qui ouvrirent leurs portes ne le firent que par nécessité.
Ils prirent en peu de temps Barfleur, Carentan, Saint-Lô, et dans les rapports officiels, rédigés en langue française, qu'ils envoyèrent en Angleterre, ils comparaient ces villes, pour la grandeur et la richesse, à celles de Sandwich, de Leicester et de Lincoln, dont ils travestissaient encore le nom en celui de Nicole.
A Caen, où ils visitèrent, en grande cérémonie, le tombeau de Guillaume-le-Conquérant, l'auteur de la fortune et de la noblesse de leurs aïeux, ils trouvèrent parmi les chartes de la ville l'original du traité conclu entre les Normands et le roi de France pour la nouvelle conquête, et en furent tellement irrités qu'ils ordonnèrent le pillage et le massacre des habitants.
Ensuite, pillant toujours sur leur route, ils se dirigèrent vers l'ancien territoire de France, du côté de Poissy, où ils entrèrent; puis ils allèrent en Picardie, où se livra entre eux et les Français la célèbre bataille de Crécy.
Le plan de conquête trouvé à Caen fut envoyé aussitôt en Angleterre et lu publiquement dans toutes les villes, afin d'exaspérer l'esprit du peuple contre le roi de France et contre les Français, dont les Normands n'étaient déjà plus distingués.
A. Londres, l'archevêque de Canterbury fit lecture de cette pièce à l'issue de l'office devant la croix du cimetière de Saint-Paul. Comme elle était rédigée en français, tous les nobles présents purent la comprendre, mais ensuite on la traduisit en langue anglaise pour les gens de basse condition.
Cette lecture et d'autres moyens qu'on employait pour exciter les Anglais à soutenir la querelle de leur roi, ne forent point sans effet sur eux; Les passions d'ambition et de vanité du maître se changèrent dans d'esprit des sujets en aversion irréfléchie, contre tout le peuple de France, qui leur rendit haine pour haine. Il n'y eut qu'une seule classe, d'hommes dans les deux pays que n'atteignit! point cette frénésie : c'était celle des pauvres pêcheurs de marée des bords de l'Océan.
Anglais ou Français, durant la plus grande chaleur des guerres, ils ne se firent jamais aucun mal , « ne se guerroyant jamais, dit un historien « du XIVe siècle, mais plutôt s'entr'aidant les uns les autres; vendant et achetant sur mer, l'un à l'autre, quand les uns avoient fait meilleure pêche. »
Par une bizarrerie singulière, pendant que la Normandie, l'ancienne patrie des rois et des grands d'Angleterre, devenait pour eux un pays ennemi; l'Aquitaine, depuis la mer de la Rochelle jusqu'aux Pyrénées, demeurait sous leur autorité sans répugnance apparenté.
On a vu plus haut comment ce pays avait été retenu sous le pouvoir du roi d'Angleterre par l'influence de la duchesse Éléonore, veuve de Henri II. Après la mort de cette femme, les Aquitains gardèrent leur foi à son fils et à son petit-fils par crainte de tomber sous la seigneurie du roi de France, qui, maître du Poitou, était devenu leur voisin immédiat.
Suivant un principe de politique accrédité au moyen âge, ils préféraient, indépendamment de toute autre considération, avoir pour : seigneur un roi qui fut loin d'eux ; car le seigneur éloigné laissait ordinairement le pays se gouverner lui-même, selon ses coutumes locales, et par des hommes nés dans son sein, ce que ne permettait guère le suzerain dont la terre était voisine.
Ce foyer de puissance royale, conservé au sud-ouest de la Gaule, aurait peut-être servi longtemps de point d'appui contre le roi de France aux populations méridionales encore indépendantes, si un événement imprévu n'eût ruiné subitement toute la puissance nationale des habitants du pays situé entre la Méditerranée, le Rhône et la Garonne.
Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, de ses causes et de ses suites jusqu'à nos jours, en Angleterre, en Écosse, en Irlande et sur le continent. Tome 3 / par Augustin Thierry...
1203 De Falaise à Rouen, Le duc Arthur Ier de Bretagne assassiné par Jean sans Terre. <==.... ....==> Guerre de cent Ans
L'expansion de l'empire Plantagenêt (carte et Donjon de Niort) <==