CE QUI SE PASSA AU TEMPLE LE 10 MARS 1794
Les registres du Temple et une grande partie des documents, même les plus insignifiants, qui pourraient nous renseigner sur le séjour de la famille royale en cette prison ont été détruits, nos lecteurs le savent, sous la Restauration. Quelques-uns, cependant, ont échappé aux investigations des agents de Louis XVIII ou de M. Decazes, et, grâce à eux, on peut, en dehors des témoignages oraux, reconstituer un certain nombre des scènes dont le sombre et mystérieux donjon fut le théâtre pendant trois années.
De ce nombre, est un petit dossier composé de deux pièces, placé aujourd'hui aux Archives Nationales dans le carton 88 de la série W la, parmi les papiers de Fouquier-Tinville. La chemise porte en écriture du temps : Récit des faits qui se sont passés le 20 ventôse à la garde de la tour du Temple.
Cette section de la série W n'est pas encore classée ni inventoriée; elle l'était encore moins en 1815; de plus, les faits rapportés sont, en somme, d'importance secondaire. Ainsi s'explique que notre dossier ait pu échapper au sort éprouvé par bien d'autres, notamment par celui portant le numéro 43,184 de la série F 7.
Le 10 mars 1794 ou 20 ventôse an II, il y avait respectivement quatorze et cinq mois que Louis XVI et Marie-Antoinette avaient péri sur l'échafaud ; le régime de la Terreur était plus fort que jamais, et ses violences n'allaient cesser de croître jusqu'au neuf thermidor; dans la grosse tour du Temple, Madame Elisabeth et Marie-Thérèse occupaient un appartement relativement confortable au troisième étage, tandis qu'au second, depuis exactement sept semaines, Louis XVII, soustrait aux époux Simon, était enfermé dans la fameuse chambre à la porte scellée et placé sous la surveillance volante des commissaires des sections.
Ce jour-là, le bataillon de garde nationale de la section des Arcis assurait le service de la prison. La première des pièces du dossier renferme copie du détail des incidents de la journée, narrés par le citoyen Normand, lieutenant du bataillon, et l'un des principaux héros de l'aventure qu'on va lire. Son récit est adressé aux commissaires de la section.
COPIE DES FAITS
Citoyens Commissaires,
Vous m'avez demandé le récit exact des faits qui se sont passés le vingt de ce mois au poste de la tour du Temple : le voicy.
Vers les deux heures après-midi, je m'aperçus que les citoyens Bourgeois commandant de la section de la maison commune, Montalan adjudant général de la sixième légion et Goret adjudant de la section de la maison commune entroient dans la tour du Temple. Alors je consultai le tableau de consigne placé dans le corps de garde et sur le qu'elle (sic) sont appliqués les différentes caries servant pour entrer dans le temple. Je remarquai que les dittes cartes étoient au nombre de quatre; la première pour la commune, la seconde pour les citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple, la troisième pour les administrateurs et la quatrième pour le service militaire de la tour du Temple.
Comme je ne trouvai point de carte pour l'état-major, je priai le citoyen Martin-Blanchardière, caporal de la neuvième compagnie de la section des Arcis, d'aller s'informer auprès des deux sentinelles placées à la porte de la Tour, sous quelles cartes les officiers cy-dessus nommés étoient entrés, et m'ayant répondu que la carte d'entrée qu'ils avoient montrée aux factionnaires étoit celle des citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple, je me transportai auprès des deux factionnaires, à l'effet de me convaincre de la vérité du rapport qui m'avoit été fait, et les dits factionnaires m'ayant désigné du doigt la carie qui leur avoient été représentés, je reconnus que c'étoit celle des citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple, ainsi que me l'avoit rapporté le caporal.
Surpris d'une pareille conduite, je demandai à un officier municipal de garde au Temple, et que j'ai sçu peu de tems après se nommer Morel, de qu'el ordre et en vertu de qu'elle carte les officiers de l'état-major étoient entrés dans la Tour. Il médit, pour toutes réponcés, qu'il alloit m'envoyer le commandant de bataillon afin de m'expliquer avec lui. Au lieu du commandant, ce fut le citoyen Montalan, adjudant-général, qui se présenta. Je lui demandai qu'elle étoit la carte qui lui avoit servi pour entrer, et qu'il mêla représentât. Il me la montra, et je reconnu que c'étoit la même que m'avoit désignée les factionnaires, c'est à dire celle des citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple. Alors je lui représentai qu'il étoit officier de l'état-major de garde au Temple, et non citoyen et ouvrier de l'intérieur du Temple; qu'il n'avoit pas le droit d'entrer avec une carte qui étoit fausse puisqu'il n'étoit pas ouvrier. Et comme par mes raisonnements je le serrois un peu de près, il me fit voir le dos de sa carte sur le qu'el étoit écrit Etat-Major étoit écrit (sic) à la main et n'étoit point accompagné d'aucune des signatures apposées sur les cartes du service militaire pour la tour du Temple, et que, d'ailleurs, la consigne ne portoit pas qu'il dut entrer avec la carte destinée au citoyen et ouvrier de l'intérieur du Temple, et j'ajoute que les épaulettes qu'il portoit m'annonçoient qu'il étoit adjudant-général et non citoyen et ouvrier de l'intérieur du Temple, et qu'il n'avoit pas pu, en si peu de tems, changer de câlités; alors il me dit que j etois le premier qui lui fit une telle difficulté, et nous allions sans doute entrer dans d'autres détails lorsque le commandant de bataillon parut.
Je fis au commandant du bataillon les mêmes questions que j'avois fait à l'adjudant général. Il me répondit à peu près dans le même sens, me montra la même carte de citoyens ouvriers de l'intérieur du Temple, ajouta qu'il étoit mon commandant, et qu'il étoit étonnant que je le méconnusse. En vain lui dige que je le reconnoissois bien pour commandant de bataillon, et que c'étoit parceque je le reconnoissois que je ne souffrirois pas qu'il entra dans la Tour avec une carte d'ouvriers puisqu'il ne l'étoit pas. Il ne voulut rien entendre, s'obstina à rentrer et me prit au collet pour me faire entrer dans la Tour à l'effet de m'expliquer devant le Conseil. Je résistai à une si douce invitation, et j'ordonnai aux deux factionnaires de faire leur métier, c'est à dire d'empêcher le commandant et l'adjudant de rentrer dans la Tour, ce qui ne fut pas exécutée, car ils entrèrent l'un et l'autre à la voix de je ne scais qui, qui leur cria : « Allons viens manger la soupe », et la porte se ferma.
Les chauses paroissoient devoir rester dans cet état lorsque une heure après, les officiers de l'état-major voulurent sortir de la Tour. Alors un des deux factionnaires, le citoyen Colman fils, fusillier de la neuvième compagnie des Arcis, barra la porte, demenda aux dits officiers leur carte, et comme ces derniers lui montrèrent la carte de citoyen et ouvrier de l'intérieur du Temple, il s'opposa à leur sortie avec cette carte, attendu qu'ils n'étoient point ouvriers du Temple. Etonné d'une telle résistance, les officiers rentrèrent dans la Tour, portèrent plainte au Conseil du refus que leur fesoit le factionnaire de sortir, et demandant au Conseil qu'il les fasse sortir; Je Conseil sort, me demande, je me présente, et sur le champ m'ordonne d'entrer dans la Tour. J'entre alors, chacun me fait les reproches les plus durs et les moins mérités; on me reproche ma conduite inconséquente et peut-être mal intentionné, on s'étonne de ma résistance aux ordres de mes chefs, on me montre les différentes cartes dont j'ai parlé plus haut, on médit que tous ceux qui étoient porteur de cette carte dévoient entrer, et on n'ose me dire que je n'avois pas le droit d'interpréter ma consigne. J'eus beau représenter que les officiers de l'état-major ne dévoient pas entrer avec des cartes d'ouvriers du Temple, puisque la consigne ne portoit pas qu'ils entreroient avec de telles cartes, et que comme chef de poste, je ne devois pas faire ny souffrir qu'on fit ce que la consigne n'ordonnoit pas, on ne cessa de me répéter qu'il suftisoit pour entrer d'être porteur d'une des cartes insérées dans le tableau, et on résolut de faire relever le factionnaire pour savoir de qui il tenoit la consigne. Le citoyen Goret, adjudant de la section de la maison commune, sortit à cette effet, et ordonna au caporal (le citoyen Martin-Blanchardière) de relever ledit factionnaire. Le caporal refuse à l'adjudant en lui disant qu'il ne prenoit les ordres que de son commandant de poste. L'adjudant rentre et rend conte au Conseil de la réponce du caporal, ce qui fit dire à un membre du Conseil : « Et jusqu'au caporal tout est en insurrection. » Enfin le caporal et le factionnaire entre, le premier est interrogé sur la réponce qu'il a fait à l’adjudant, et il répète ce qu'il lui avoit dit, on parle de le mettre en arrestation, et cependant on le renvoya. On passe à l'interrogatoire du factionnaire, le qu'el répondit au Conseil de la même manière qu'ils avoient parlé aux officiers, lors qu'il les empêcha de sortir, alors l'on dresse procès-verbal de tous les faits, le qu'el porte, entre autres chauses, le refus fait par le factionnaire et par moi aux officiers de l'état-major de sortir et d'entrer avec des cartes de citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple et en outre que le commandant m'a saisis par ma bandrolle pour me faire entrer dans la Tour, nous nous sommes retirés, après avoir le factionnaire et moi signé avec les membres du Conseil et les officiers de l'état-major.
On lit plus bas :
Nous Lieutenant, Caporal et Fusilliers de la neuvième Compagnie de la Section des Arcis, attestons, chacun en ce qui nous conserne, la vérité des faits énoncés cy-dessus et des autres parts.
Ce vingt-neuf ventôse an 2e de la République une et indivisible.
Signé : Normand lieutenant, Martin-Blanchardière caporal, Colmant fils, Desertres, Merussaire fusilliers.
Le récit reprend après cette attestation. Il nous apprend que l'affaire fut portée successivement devant le Conseil général de la Commune de Paris, pour lequel un rapport avait été fait, puis devant le général en chef de la garde nationale de la capitale, près duquel notre lieutenant fut appelé.
Ce général était le trop fameux Henriot, élu, à la suite du secours prêté le 2 juin 1793 aux Jacobins contre les Girondins, commandant suprême de toutes les forces militaires de la place de Paris.
Le rapport fut fait au Conseil général qui passa à l'ordre du jour motivé sur la consigne. Je joins ici l'arrêté signé du secrétaire-greffier. Mécontanl que le Conseil eut passé à l'ordre du jour, je lui écrivis une lettre dont je joins icy coppie. Je remis cette lettre au citoyen Lubin vice-président qui l'a lu et me répéta toutes les observations qui m'avoient été faites par le Conseil du Temple. Il me dit que le Conseil ayant passé à l'ordre du jour, il étoit inutile de remettre cette affaire sous les yeux. J'insistai sur la lecture de ma lettre, je restai au Conseil jusqu'à dix heures.
La lettre fut probablement renvoyé au Commandant général sans être lu, car le vingt-trois le citoyen Fournier commandant de la section des Arcis m'écrivit pour me rendre avec le citoyen Colmant au secrétariat de l'état-major. Nous nous y rendîmes; j'abordai le Général, et au premier mot que je lui adressai, il me dit qu'en toutes autres circonstances, il approuveroit ma sévérité, mais qu'il falloit pacifier, et que le petit Louveteau qui étoit là ne devoit pas occasionner parmi nous des bisbilles et que c'étoit fini.
J'ai voulu faire quelques observations, mais je n'ai pu les faire, et nous nous sommes retirés, le citoyen Colmant et moi, contant de n'avoir pas eu tord (sic).
Signé : Normand.
La deuxième pièce du dossier nous donne, en effet, les copies de l'extrait de la délibération du Conseil général le 21 ventôse (11 mars 1794) et de la lettre écrite à ce dernier le lendemain 12 mars par le citoyen Normand:
COMMUNE DE PARIS
Le vingt et un ventôse, l'an 2e de la République française une et indivisible.
Extrait du registre des délibérations du Conseil général.
Le secrétaire-greffier fait lecture d'un arrêté du Conseil du Temple, tendant à ce que les plaintes portées contre les factionnaires qui empéchoient les officiers de l'état-major d'entrer dans la Tour avec des cartes d'ouvriers, soient communiquées au Conseil général pour les prendre en considération.
Après diverses propositions, le Conseil passe à l'ordre du jour motivé sur la consigne.
Signé : Lubin, vice-président; Dorat-Cubière, secrétaire-greffier. Pour extrait conforme : Dorat-Cubière, secrétaire-greffier.
Copie de la lettre écrite le 22 ventôse an deux de la République par le Cen Normand, lieutenant de la section des Arcis, au Conseil général de la commune de Paris.
Le Conseil général delà Commune ayant hier passé à l'ordre du jour, sur la représentation faite par le Conseil du Temple que les factionnaires empéchoient les officiers d'entrer avec des cartes de citoyens et ouvriers pour l'intérieur du Temple, je m'empresse de relever cette erreur, persuadé qu'il n'a jamais eu l'intention de commettre une injustice.
Voicy le fait.
Il a été dressé par les officiers municipaux composant le Conseil du Temple [procès-verbal] du refus fait par le ce" Normand, lieutenant de la section des Arcis, aux citoyens Bourgeois commandant de la section de la maison commune, Montalant adjudant-général de la sixième légion et Goret adjudant de la section de la maison commune, d'entrer dans la tour du Temple avec des cartes de citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple.
Le Conseil général sentira sans doute la fraude commise par les officiers de l'état-major, de s'introduire dans la Tour avec une carie qui n'étoit pas la leur et avec d'autant plus de raison que la consigne ne portoit pas qu'ils entreroient avec la carte de citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple. Je dis plus. On ne leur reconnoit pas le droit puisque la consigne n'en parle pas et qu'il n'y a pas de carte particulière pour eux.
Je demande donc au Conseil général que les officiers qui ont osé entrer dans la Tour avec une carte (fausse à leur égards puisqu'elle n'étoit pas celle qui leur étoit affectée) subissent la même peine réservée au fusillier qui, quoique de garde au Temple, entre avec une carte qui n'est pas de son poste. Je demande donc que ceux qui les onts donné soient punis comme le Conseil l'avisera. Je demande en outre que le Conseil prononce sur le délit commis en ma personne, en me prenant au collet, ce qui sera attesté par tous les citoyens de garde, quoique le procès-verbal porte seulement qu'il m'a saisi par la banderolle; ou que le Conseil renvoyé par devant qu'il appartiendra.
J'attends justice du Conseil général et suis prêt de lui donner tous les renseignemens capables d'éclairer le jugement qu'ils ont prononcés.
Signé : Normand, lieutenant des Arcis.
Cette lettre transmise à l'état-major provoqua l'entrevue rapportée plus haut, entre son auteur et le général Henriot. Les paroles de ce dernier : le petit louveteau qui étoit là, sont précieuses à retenir. Jointes au tapage que faisaient le lieutenant Normand et, avec lui, toute la section des Arcis, autour de cette aventure, elles montrent qu'à ce moment on ne doutait aucunement de la présence réelle de Louis XVII au Temple; il n'en eût probablement plus été de même huit mois après, à dater de la fin d'octobre 1794.
Le parti que conseillait Henriot, lorsqu'il disait d'en finir là, était peut-être le plus rationnel; mais soit que le citoyen Normand fût un de ces personnages au caractère impossible et entêtés dans leur idée, comme on en rencontre trop souvent dans l'existence; soit que sa section ou lui poursuivissent, sous le couvert du zèle civique, quelque inimitié personnelle contre les porteurs des cartes de citoyens et ouvriers de l'intérieur du Temple, ils n'écoutèrent pas cet avis. On feignit, à tort ou à raison, de voir dans cette affaire quelque nouvelle conspiration en faveur du louveteau, de sa tante et de sa soeur, et la section convint de dénoncer le complot au Comité de Sûreté générale près la Convention, C'est dans ce but que Normand rédigea la narration qu'on a lue. Elle était précédée des lignes suivantes :
SECTION DES ARCIS COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE
Nous membres du comité révolutionnaire de la section des Arcis, après la connoissance des faits ci-dessous énoncés, nous avons mandé le citoyen Nornand, que nous avons invitté à nous dresser l'état exact des faits et de signer sa dénonciation, pour que nous puissions en instruire le Comité de Sûreté générale de la Convention nationale, qui d'après les faits pourra tirer des renseignements nécessaires à la scituation présente.
Fait ce vingt-huit ventôse, l'an deux de la République une et indivisible.
Pour copie conforme, Beugé, comre, ex-secrétaire.
Le Comité de Sûreté générale étant le grand pourvoyeur du Tribunal révolutionnaire, l'acte de Normand et des commissaires de la section risquait, en somme, par ces temps de guillotine en permanence et d'exécutions en masse, d'entraîner la mort de plusieurs personnes. Le nouveau régime avait mis ces moeurs à l'ordre du jour et, même parmi les jacobins, on se dénonçait à qui mieux mieux comme traître ou conspirateur. Toutefois, celle-ci n'eut pas de suite.
Le Comité envoya bien le dossier à Fouquier-Tinville: mais ce dernier le rangea parmi ceux des affaires non suivies. Or, à moins que de très hauts membres du parti au pouvoir ne soient intervenus, on connaît suffisamment l'accusateur public pour être certain que s'il agit ainsi, c'est qu'il estima, après examen ou enquête, la chose tout à fait insignifiante.
En tout cas, il nous a paru qu'il convenait de relater cette affaire, car, pour l'histoire générale de la question Louis XVII, il ne faut négliger aucun des faits, si peu importants soient-ils en apparence, qui s'y rattachent.
Pierre Gaumy.
La Légitimité : journal historique hebdomadaire
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