L’histoire de Narcisse Pelletier, marin de Vendée en 1858

Un Robinson vrai, c'est ce jeune Français, Narcisse Pelletier, adopté tout enfant par des naturels de l'Australie.

Le 11 avril 1875, des matelots du steamer anglais John Bell, débarqués pour y chercher de l'eau fraîche au cap Flattery, situé au nord-ouest de l'Australie, aperçurent, dans les bois, un homme blanc, au milieu d'un groupe d'indigènes à la peau brune. Ils rapportèrent cette circonstance à leur capitaine, qui les renvoya à terre avec ordre de se saisir de cet étranger en employant présents et menaces. Le blanc ne se souciait guère de quitter ses compagnons, mais il n'osa pas résister aux Anglais.

On le conduisit à Somerset, où il fut bien traité, vêtu, soigné, et enfin il s'apprivoisa assez pour qu'on reconnût qu'il était Français et qu'il avait su lire et écrire.

Ce faux Australien se nommait Narcisse Pelletier; il était né à Saint-Gilles, dans la Vendée. Mais il avait pris les habitudes et même l'extérieur des Australiens au milieu desquels il avait passé dix-sept années. Pendant les premiers temps de son séjour à Somerset, il se montra taciturne, inquiet ; il se perchait, comme un oiseau, sur une barrière d'où il observait ceux qui l'entouraient.

C'était un homme jeune encore, de petite taille, mais fortement constitué, à la peau d'un rose rougeâtre et bronzée par le soleil. Il portait quelques tatouages sur la poitrine: deux lignes parallèles et horizontales, s'étendant d'un sein à l'autre. Au-dessus de chaque sein apparaissaient encore quatre marques superposées horizontalement, et sur l'avant -bras droit, un dessin en forme de gril. Le lobe de l'oreille droite, percé et allongé de deux pouces, était garni d'une rondelle de bois de la grandeur d'une pièce de cinq francs. Il avait aussi le nez percé, et orné d'un morceau d'écaillé d'huître perlière. La mémoire revint peu à peu à ce malheureux, et il parvint à retrouver assez de mots de sa langue pour raconter son histoire.

 A douze ans, il s'était embarqué comme mousse à bord du Saint-Paul, de Bordeaux. Ce navire, qui transportait en Australie trois cent dix-sept coolies chinois, fit naufrage, en 1858, à l'île Rossel, dans l'archipel de la Louisiade.

Le capitaine du Saint-Paul laissa les Chinois sur un îlot, et tenta de gagner l'Australie pour y chercher du secours.

Nous aurons occasion de raconter les souffrances des hommes qui l'accompagnaient; l'eau surtout leur manquait. Longeant de près le continent, ils hésitaient à y aborder, dans la crainte des naturels.

Cependant, un jour qu'ils s'étaient hasardés à descendre sur ce rivage inhospitalier, à la recherche d'eau douce, le pauvre mousse souffrant d'une blessure à la tête se traînait péniblement à leur suite. Enfin il rejoignit ses compagnons qui, ayant découvert un peu d'eau dans un trou, s'étaient arrêtés pour la boire : ils l’épuisèrent jusqu'à la dernière goutte sans que le pauvre mousse pût en approcher ses lèvres.

— Reste ici, lui dirent-ils ; l'eau suintera, et tu pourras boire tant que tu voudras ; nous allons à la recherche de quelques fruits et nous viendrons te reprendre.

Il les crut; mais l'eau ne parut point et les marins ne revinrent pas.

Le petit Narcisse demeura là trois jours, et il avait presque perdu connaissance, quand deux hommes noirs et trois femmes le trouvèrent. Les sauvages lui donnèrent à manger des noix de coco jetées par la mer sur le rivage et d'autres fruits; puis ils l'emmenèrent dans leur tribu qui l'adopta et où il demeura pendant tant d'années !

Narcisse Pelletier avait rencontré un véritable père adoptif : un Australien compatissant, nommé Naademan, se chargea plus particulièrement de lui et lui imposa le nom d'Amglo. Le mousse vendéen fut assez longtemps avant de s'accoutumer à la nourriture des sauvages de la tribu des Ohantaala, misérables comme le sont les indigènes du continent austral, qui n'ont pas même de huttes. Une trentaine de familles composaient la tribu.

Narcisse, comme un nouveau Robinson, retourna à l'état de nature, mais sa jeunesse ne permettait pas une grande résistance aux influences environnantes ; il devint sauvage comme ceux qui l'entouraient, mena une existence toute bestiale, prit part aux démêlés delà tribu avec des tribus voisines, et plus d'une fois figura sur des champs de bataille où quelques douzaines de combattants se piquaient de leurs flèches tandis qu'à deux pas les femmes des belligérants se prenaient aux cheveux. Malgré tout, Narcisse pensait souvent à sa famille qu'il désespérait de revoir.

La tribu à laquelle appartenait le petit mousse, établie au bord de la mer, vivait principalement de pêche. Plusieurs fois, des marins de diverses nationalités abordèrent, offrant des présents. Mais dans ces occasions les sauvages tenaient éloigné le jeune blanc. Leur défiance disparut peu à peu, et lorsque le canot du John Bell se montra, les craintes de chacun furent d'autant moins vives que la plupart des hommes qui montaient ce canot étaient des nègres enrôlés dans l'équipage du steamer anglais.

Ramené en pays civilisé, Narcisse Pelletier écrivit à ses parents pour leur annoncer qu'il était encore de ce monde. En recevant d'Australie une lettre de ce fils qu'ils pleuraient depuis bien des années, les braves gens doutèrent d'abord; mais les journaux répandaient l'histoire du Franco-Australien; les parents de Narcisse se prirent à espérer.

Cinq mois après, le 13 décembre 1875, Pelletier arrivait à Toulon, où son frère vint le chercher. Trois semaines plus tard, il faisait à Saint-Gilles une entrée triomphale ; la population s'était portée à sa rencontre. Ses anciens camarades, en le serrant dans leurs bras, avaient de la peine aie reconnaître.

Narcisse Pelletier n'avait pas été de parti pris délaissé par ses compagnons d'infortune. Ces malheureux n'avaient sûrement pas fait pour retrouver le jeune mousse tout ce que commandait strictement l'humanité ; -mais leur situation était si précaire, leur propre existence si peu assurée, qu'on ne saurait les blâmer trop sévèrement.

Les aventuriers de la mer : tempêtes, naufrages, révoltes, hivernages par Constant Améro