Notre-Dame de Talence et Aliénor d’Aquitaine
Les écrivains et les anciens historiens bordelais attribuent presque tous la fondation du pèlerinage de Talence à Aliénor d’Aquitaine, particulièrement O’Reilly s’appuyant sur Rymer (1).
Le Musée d’Aquitaine de 1824 et Bernadau dans ses Antiquités bordelaises suivent la même opinion, mais ne citent pas leurs sources. Ce dernier pense qu’avant le pèlerinage on trouvait dans ce coin de la forêt un ermitage de Saint-Augustin; dans ce sens il serait d’accord avec Baurein et avec une tradition enregistrée par les Fontevristes qui auraient pris la garde de ce sanctuaire, lorsque le moine Audry, ermite de Talence, fut honoré d’une apparition de la Vierge des Douleurs en 1132 (1).
Un disciple de Robert d’Arbrissel, le moine Giraud de Cadouin, avait peuplé d’ermites la Guyenne et la Gascogne. Son zèle s’était-il étendu jusqu’à Talence ? Le moine Audry fut-il du nombre de ces ermites?
Toutes ces références et toutes ces traditions difficiles à vérifier méritent une étude spéciale ; pour le moment, contentons-nous de noter toutes les probabilités qui ressortent de la juxtaposition de plusieurs documents postérieurs, pour reconnaître au moins les bonnes intentions d'Aliénor en faveur du pèlerinage de Talence. Ces remarques pourront peut-être mettre sur une bonne piste les travailleurs qui veulent enrichir les pages de notre histoire religieuse.
Le Cartulaire de Fontevrault est dépouillé de ses premières chartes, et les dossiers de la Rame qui contiennent tout ce qui regarde Notre- Dame de Talence, sont également très appauvris; les seigneurs de Roquetaillade sont cités comme bienfaiteurs de la Rame, dans les documents que nous possédons encore à Angers, mais le nom d’Aliénor n’y parait pas pour la fondation de Talence.
En revanche elle est nommée comme bienfaitrice de nombreux prieurés de l’Aunis, de la Saintonge et du Poitou, dans des pièces qui ont été étudiées et publiées par M. Marchegay en 1856; nous la voyons encore multiplier ses largesses dans l'ile d'Oléron et près de Fronsac, à Vérac, dans une maison dédiée à sainte Madeleine, où de pauvres femmes étaient admises à réformer leurs mœurs et à faire pénitence (3).
Les œuvres de ce genre étaient particulièrement favorisées par Aliénor dans l’Ordre de Fontevrault.
Les Utiles gascons font mémoire de la Mongie de Talence au XIIIe siècle dépendant des Moniales de la Rame en Bazadais; ils ne sont pas plus explicites pour en attribuer la fondation à Aliénor, mais un ensemble de pièces peut nous consoler du silence des Chartes de Fontevrault, et nous donner la certitude que les ducs et duchesses d’Aquitaine ont contribué au développement du fief de Notre-Dame de Talence.
Au XIIe siècle, Aliénor, au milieu de ces têtes couronnées, n’a pas été le personnage le moins intéressé à unir les fondations de Bordeaux et de Fontevrault.
La forêt de Bordeaux où se trouvait notre pèlerinage appartenait à Aliénor et à ses fils les rois d’Angleterre ; aucune fondation ne fut faite dans ce domaine sans leur permission expresse.
Nous en avons des preuves multiples dans les recueils des Rôles gascons ou nous voyons le roi Henri III déterminer les limites des terres de l’Hôpital Saint-Jacques, jusqu’au pont de Talensiole dans l’angle nord-ouest, et Edouard ler tailler pour son boucher, entre les chemins de Saint- Jacques, de Monjoux et le chemin neuf, un bois de « 40 sadons ».
Toutes ces concessions sont faites auprès du fief de Notre-Dame depuis longtemps reconnu entre les mains des Moniales de la Rame (4), Voilà donc un fief religieux bien établi au milieu de la forêt royale, et cela après une période très agitée, où l’archevêque de Bordeaux, le prieur de Bardanac, notre voisin. et tous les couvents se sont plaints des baillis et des hommes d’armes qui les ont harcelés même autour de Talence (5).
Il faut donc remonter à une époque paisible et reculée pour en trouver l’acte de fondation. Or, cette époque relativement calme où l’on fondait des chapelles et des églises, c’était bien sous Aliénor lorsque son père, Guillaume X, faisait son célèbre testament, Le pèlerinage de Talence a dû être organisé du temps d’Aliénor : voilà sans doute la raison qui a induit certains historiens à regarder La grande duchesse comme la fondatrice de ce fief religieux.
Cette opinion est très respectable, mais on n’est pas obligé de la prendre, puisqu’il en est qui parlent d’un antique ermitage avant 1130, ou même d’un parthénon, comme l’abbé Vacar dard (6) en signale aux environs de Bordeaux et de Rouen, dans les temps mérovingiens. Quelle que soit donc l’opinion que l’on suive sur l’origine du pèlerinage de Talence, il parait presque impossible d’accepter l’intervention personnelle d’Aliénor d’Aquitaine, puisque nous n’avons pas de textes qui nous le disent, mais nous pouvons croire que, le fief existant, elle dut favoriser le mouvement religieux qui amenait les Bordelais aux pieds de Notre-Dame de Compassion.
Comment se fait-il alors que son nom se rencontre assez souvent dans les dossiers de Talence, surtout depuis le XVIIe siècle?
A cette question nous essayons de répondre avec la biographie d’Aliénor, et quelques documents pris dans les archives d’Angers. M. Léopold Delisle, dans les Actes d’Henri II, duc de Normandie, nous fait passer sous les yeux les pièces les plus importantes signées du monarque et de son épouse : nous pouvons constater avec ces preuves nouvelles que, dans les principales phases de sa vie, Aliénor a toujours eu un souvenir marqué pour son abbaye royale de Fontevrault.
A peine est-elle mariée avec Henri II qu’elle va à Fontevrault pour confirmer les donations de son pire (8) ; avant de partir pour l’Angleterre où elle sera internée par son royal époux, elle envoie une nouvelle charte à l’abbaye; quand elle est libérée, en passant à Alençon, elle assure à Fontevrault une rente sur la prévôté de Poitiers (9).
Enfin, devenue âgée, elle veut prendre l’habit religieux et passer ses dernières années chez les Fontevristes. Au fond de cette solitude elle signe une foule d’actes qui sont rapportés dans les Rôles gascons.
En présence de si nombreuses marques d’intérêt pour l’abbaye, il serait étrange que le souvenir d’Aliénor n’eût pas été fidèlement gardé dans toutes les maisons de l’Ordre, surtout dans son pays d’origine; ce souvenir était consigné dans le nécrologe, et par ce fait gardé à Talence comme à Fontevrault.
Le nécrologe de Fontevrault contient en effet un éloge d’Aliénor plutôt exagéré, et les moniales de Talence devaient le lire tous les ans, au jour anniversaire de sa mort, en se rappelant que la reconnaissance leur faisait un devoir de taire les infidélités de leur bienfaitrice et d’en dire tout le bien que les chroniqueurs oubliaient de raconter.
Tous les ans, le 30 mars, le nom d’Aliénor résonnait dans cette forêt témoin de ses innocentes distractions, au jour de sa plus tendre jeunesse.
Cet anniversaire fut à peine célébré l’espace d’un siècle à Talence, car tout nous porte à croire que les Fontevristes quittèrent leur petit couvent et le pèlerinage bien avant la fin du XIIIe siècle, laissant seulement un prieur pour garder le sanctuaire.
Elles demeurèrent à Talence peut-être cent ans au plus, le temps de donner un nom nouveau à cette pieuse solitude, « les Monges de Rama », et de peupler les tombeaux que le brave Moulinev et les maçons de Talence retrouvèrent en 1730.
L’office de nuit aux pieds de la Vierge Douloureuse dut cesser avant la fin des croisades: la croix rouge brillait encore sur la poitrine de nos chevaliers, et déjà on ne voyait plus le grand surplis de toile blanche serré par une ceinture noire, que la Fontevriste portait au chœur et dans tout l’enclos de Rama (10).
Ainsi le nom d'Aliénor ne fut plus salué avec les premiers jours du printemps comme la règle le prescrivait : pour le retrouver dans les correspondances administratives, il faut lire les réclamations des abbesses auprès des rois d’Angleterre que M. Bémont nous transcrit dans les Rôles gascons (11).
Aliénor avait affecté certains revenus d’Oléron par Fontevrault; on ne les payait pas et les abbesses avaient la peine de les demander.
Les mêmes abus se produisaient à Bordeaux et à Talence; les sénéchaux semblaient oublier les testaments des trois Aliénor. Des confusions furent faites par les écrivains en lisant ces documents, et nous sommes encore portés à les renouveler même à propos de Talence.
Il faut nous rappeler, en effet, qu’il a eu presque successivement trois reines d’Angleterre du nom d’Aliénor, également bienfaitrices de Fontevrault.
La table des Rôles gascons, par M. Bémont, détermine clairement les donations de chacune d’elles.
Au XVIIIe siècle, on plaide de nouveau pour toucher les revenus d’Oléron, mais cette fois-ci l’agent de Talence est personnellement chargé de traiter cette affaire, et c’est ainsi que dans ses lettres à Fontevrault on trouve énumérées les fondations de Talence et les fondations d’Aliénor à Oléron.
Pour célébrer l'anniversaire d'Henri II, la reine faisait prélever 100 livres sur la prévôté d’Oléron; 30 livres en plus étaient affectées pour sa chapelle Saint-Laurent, sa petite fille Alice et la comtesse de Blois : en tout, six vingt dix livres tournois poitevins chaque an aux termes de Noël et de saint Jean par moitié.
Comme en 1278, il fallait faire valoir les droits de l’abbesse : M. de la Montaigne s’en charge sur la demande de notre agent Serin ; mais comme il ne faisait point diligence l’affaire traîna jusqu’à l’arrivée d’un nouvel agent nommé Drouet, qui mit en œuvre tous les amis et tous les parents des religieuses Fontevristes issues de nos grandes familles bordelaises, les de la Tresne, de Lansac, de Ségur, de Brivassac, de Montallier et vingt autres qui étaient représentées dans les prieurés de Fontgrave et du Paravis.
Le zèle de notre avocat était chaleureusement encouragé par les lettres du sénéchal de Fontevrault et de la Mère dépositaire, qui avaient des raisons pressantes de ne point mépriser ce qui restait des fondations d’Aliénor; M. Salmon écrivait à Drouet : « J’ai appris à Madame la dépositaire l’état de son affaire; elle vous remercie de votre attention, mais je vous prie de sa part de la renouveler pour que cette affaire finisse cette année ; il lui en reviendrait une somme considérable dont elle trouverait le débouché fort aisément: la dépense de la maison étant très forte et l’argent très rare. »
De nombreuses lettres comme celle-ci, semblables aux réclamations du XIIIe siècle, nous montrent que Fontevrault n’était pas aussi riche qu’on se l’imagine, et que les familles nobles en envoyant leurs filles dans cette abbaye, devaient en même temps veiller à la bonne gestion des revenus nécessaires à l'entretien d’une cité, où l’art et la religion se donnaient rendez-vous.
Aujourd’hui, les Beaux-Arts sont obligés de faire les mêmes réclamations auprès des contribuables, rien que pour garder un trésor national d'architecture.
De plus, dans ces temps de foi, les abbesses, en acceptant le testament d'Aliénor, s’engageaient en conscience à faire dignement célébrer les anniversaires des Plantagenets, par des messes et des prières publiques.
Notre agent de Talence ne manque point d’exploiter cette disposition testamentaire, et il le fait à la manière d’un intermédiaire dangereux qui sait aigrir tous les esprits : « Enfin, écrivait-il le 15 août 1733, je crois avoir levé tous les obstacles que quelques puissances ennemies de Fontevrault faisaient naître, en haine qu’on y prie Dieu pour le salut de l’âme de la pieuse Eléonore. »
Cette phrase malicieuse prêtait une âme bien noire à un homme qui, pensons-nous, n’était ni voltairien ni calviniste : le seigneur d’Oléron était grugé de dettes, voilà le motif pour lequel il ne payait pas les obits d’Aliénor.
Jusqu’à la Révolution les syndics ou agents du pèlerinage de Talence furent chargés de ces pieuses fondations d’Aliénor; en 1775 le dernier chaplain de Notre-Dame, messire de Roboam, percevait encore les 130 livres de la prévôté d’Oléron.
Maintenant il nous resterait à voir dans quel état nos employés de la chapelle de Talence trouvaient le tombeau d’Aliénor, quand ils allaient à Fontevrault.
Ce dernier article sera le corollaire des précédents, et établira avec Aliénor une dernière relation que nous pouvons nous-mêmes continuer, en visitant son cénotaphe, et en priant pour le repos de son âme. Ainsi nous ferons un vrai pèlerinage de compassion.
PEY De RAMA. e- O— CHRONIQUE DIOCÉSAINE
==> La vie d’Aliénor d’Aquitaine
==> Aliénor d’Aquitaine, Lois Maritimes les Rôles d'Oléron, appelés aussi Jugements d'Oléron
==> le Cimetière des Rois d'Angleterre à l’abbaye de Fontevraud
On trouve au bas d'une-gravure du XVIIIe siècle, représentant N.-D. de Talence, la légende suivante :
« Chapelle de Talence. — N.-D. de Bon Port.
» Je fus construitte l'an 1132, et fut détruite du tempt des guerres, et je fus rétablie l'an 1730, par la charité des fidelles chrétiens, ayant opéré nombre de miracles. »
Voici le récit pris dans la Chronique Bordeloise, sous la date 1132:
« Geoffroy, evesque de Chartres, est envoyé en Guyène come légat du Saint-Siège apostolic, par le pape Innocent. Par l'authorité duquel, et exhortations de saint Bernard, Guillaume, duc de Guyène, ayant quitté le parti d'Anaclet, pape scismatique, se remet en l'obéissance de l'Eglise romaine; et les Eglises de Guyène, lesquelles, par les mauvais artifices dudict Guillaume, avaient recognu ledict Anaclet, sont réconciliées avec ledict Innocent. »
(1) Histoire de Bordeaux, t. 1, p. 341.— Musée d'Aquitaine, t. III p. 109.
(2). Fontevrault et ses monuments, t. II, p. 280.
(3). La Madeleine de Vérac possédait de nombreux documents dans les Cartons de la Lande en Chalais, A. Maine-et-Loire.
(4). Voir dans Francisque Michel et Charles Bémont, les Rôles 617 et 1076.
(5). Cf. Cartulaire de Saint-Seurin, par M. Brutails : Bardanac.
(6). Vie de saint Ouein : fondation de Fécamp.
(7). Voir V Aguitaine, 14 février, 23 mai 1913.
(8). Il ne faut pas oublier que Guillaume X, père d’Aliénor, est honoré comme saint dans le diocèse de Poitiers. Les leçons du Bréviaire tirées de saint Bernard sont particulièrement intéressantes et très bien appropriées au genre de vertu de ce vieux pécheur récidiviste, converti par saint Bernard lui-même. L’office de saint Guillaume X pénitent se fait le 9 avril.
(9). Recueil des Actes d’Henri II, pp. 127, noie, 436, 353.
(10). Le couvent des Monges et le pèlerinage se trouvaient dans le parc de Parthenval, appartenant à Mme la baronne de la Tousche d’A vrigny,
(11). Gf. t. II, nos 23 et 301.