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PHystorique- Les Portes du Temps
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5 janvier 2025

NOËL 1942 A LA PIERRE-LEVÉE, CELLULE 15

Nous étions alors deux dans cette cellule : K. et moi. Deux compagnons qui s'entendent bien, c'est le meilleur nombre Pour vivre prisonnier en un rectangle de 2 m. 50 sur 4. Seul on s'ennuie ; à plus de deux, on marche les uns sur les autres.

 

Jusqu'à quel point, hélas! a-t-on marché les uns sur les autres dans certaines cellules de la Pierre-Levée où l'on fut entassé jusqu'à cinq!

Mon compagnon était un étudiant lorrain, de cette Lorraine où Noël, pour être fêté, exige un sapin et des chants.

Or nous eûmes le sapin et les chants.

Car, pour Noël, le Feldwebel Allendorf, chef normal de la prison, était parti en permission vers la Prusse.

Le Feldwebel Allendorf avait été créé et mis au monde pour être chef de prison allemande. Il en avait l'aspect revêche et la faculté d'aboyer plus méchamment encore que la moyenne de ses compatriotes.

Mais, pendant sa permission de Noël, il avait été remplacé, pour dix jours, à la tête de la prison, par un Feldwebel à cheveux blancs, tout différent d'allures, et qui ne craignait pas de raconter en confidence aux prisonniers gaulistes que s'il avait été Français il eût à peu près fait comme eux, ayant d'ailleurs déjà subi lui-même dix mois de prison politique.

Ainsi avait-il laissé entrer, dans les cellules, une part au moins des cadeaux de Noël que le grand cœur de Poitiers avait silencieusement préparés pour ses fils détenus. Pour le professeur et l'étudiant réunis dans notre cellule, les étudiants et les étudiantes de la Faculté, sans parler de certains collègues, avaient réuni leurs contributions à celles des familles. Parmi les cadeaux, certains venaient de futurs témoins de la résistance; l'un d'eux avait été fourni par Jacques Delaunay. Et la douceur de sentir la fidélité du souvenir était, pour les prisonniers, non moins sensible que l'amélioration du misérable régime alimentaire de la prison.

Dans le colis du 24 décembre nous était arrivé un petit sapin qu'un soldat allemand, au passage, nous avait envié en disant que c'était un vrai petit sapin (Tannenbaum), tandis que la garnison de la prison, pour fêter son Noël, n'avait qu'un pin (Kiefer). Il est vrai que celui-ci était un grand arbre, tout orné de mousseline, de papier brillant et de neige artificielle, ainsi que nous le constatâmes, le surlendemain, en traversant le hall pour aller à la douche, tandis que nous n'avions qu'un tout petit sapin. Mais il était juste de la taille qu'il fallait pour se tenir debout, au-dessus du cadre de fer servant de lit, la tige passée dans un anneau scellé au mur.

Nous fixâmes, sur son pied, une image représentant le petit Jésus dans sa crèche. Et autour de sa tige, nous enroulâmes un ruban tricolore, passé, je ne sais plus comment, dans le même colis.

C'est devant cette image et ce ruban que nous fîmes, K. et moi, notre veillée de Noël. Pour marquer la fête, le Feldwebel avait fait raser tous les prisonniers. Evénement rare et prestigieux pour des hommes habitués à des barbes de 8 ou 15 jours, et à qui tout rasoir était confisqué. Par bonheur, un magnifique clair de lune glissait quelques rayons par la lucarne de la cellule. Et cette veillée, dans sa retraite et sa simplicité, nous émouvait profondément. Nous avons chanté tous les cantiques que nous savions. K., de sa belle voix, a modulé le Rorate Caeli, puis l'Adeste fideles.

Alors qu'en général il était défendu aux prisonniers de faire du bruit, une exceptionnelle tolérance laissait ainsi chanter toutes les cellules, dont les voix se répondaient, à peine perçues à travers les lourdes portes.

Plus loin, autour de leur pin, les soldats eux-mêmes avaient formé un chœur puissant et grave, qui nous renvoyait des Noëls allemands. L'un d'eux était la version allemande, sur le même air, d'un de nos Noëls français : « Mon beau sapin, Roi des Forêts. »

 Et nous songions combien la guerre est une chose absurde, alors que l'enfant Jésus était descendu sur terre pour apporter la paix aux hommes de bonne volonté! Pourquoi cette Allemagne, dont la musique dégageait une si sensible et si pénétrante harmonie, n'en restait-elle pas moins toujours la terre des hommes de mauvaise volonté?

Une fois étendus sur nos paillasses, songeant aux messes de minuit d'autrefois, nous dîmes un chapelet pour le Noël des plus malheureux détenus.

Car il en était de plus malheureux que nous. Nous avions pour voisin, au 16, un gars de Châtellerault, nouvellement arrivé, ayant tout juste 21 ans, qui n'était admis à recevoir du dehors ni linge, ni vivres. Avec les prélèvements sur les ressources de Noël, nous lui avons confectionné, K. et moi, une sorte de colis particulier, et nous avons réussi à cor rompre le soldat de garde, en le persuadant, au nom de la sainteté de ce jour, de porter le colis à notre voisin Par- dessus, nous avions écrit : Joyeux Noël! Grâce aux moyens secrets de communication des cellules, il nous a remerciés presque aussitôt de façon touchante. Ainsi, même pour lui, ce Noël n'aura pas été tout à fait sans joie.

Il ne fut même pas tout à fait sans réveillon La Croix- Rouge avait obtenu, en effet, elle aussi, de marquer notre fête de prisonniers.

Au matin, par surprise, arrivèrent dans toutes les cellules, même dans celle de notre voisin un petit pain au lait, et on versa dans les ustensiles divers dont nous nous servions pour boire, l'équivalent d'une bonne tasse de chocolat, de vrai chocolait au vrai lait, confectionné par des mains pieuses et expertes, et meilleur que nous n'en avions jamais bu.

Pourtant, le principal manqua à la fête. Dans cette prison ou le vent ne nous apportait le son des cloches de la ville que trois ou quatre fois par an, nous n'eûmes pas même de messe de Noël. Nous l'avions espérée. Le Feldwebel intérimaire nous en avait presque fait la promesse. La Gestapo s'y est opposée. Nous n'avons joui d'aucune des harmonies familières de la liturgie catholique. Nous avons prié seuls.

 En cette fête traditionnelle des joies familiales, il est dur de passer la journée dans le clair obscur d'une cellule sans issue. Et pourtant, notre Noël ne fut pas entièrement triste.

La vertu de la fête opère par elle-même. La joie de la naissance de l'Enfant Jésus touche les Chrétiens qu'ils soient.

Et Noël reste la fête de l'espérance. Devant l'image de la crèche d'où est sorti un monde nouveau, au pied de notre petit sapin enroulé d'un ruban tricolore, nous avons ce jour-là beaucoup espéré!

L'espoir s'est réalisé plus vite, pour l'un de nous, qui écrit ces lignes que pour l'autre, dépoté outre-Rhin.

Ce Noël 1944 n'est encore, ni pour l'un ni pour l'autre, celui de la paix victorieuse. Mais il l’annonce la prépare, cette paix des hommes de bonne volonté!

R. SAVATIER, - Professeur à la Faculté de Droit Président du Comité départemental de la Libération.

 

 

Rabelais et la Foire de la Pierre Levée de Poitiers<==

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