Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
PHystorique- Les Portes du Temps
TRADUCTION
Derniers commentaires
26 avril 2023

Brouage et ses martyrs de la Révolution (printemps 1795)

Et nous voici en germinal de l'an III, c'est-à-dire au printemps de 1795.

Brouage, vidé sans doute, en fin de 1794, de la plupart de ses détenus qu'a relâchés la détente d'après le 9 thermidor, va recueillir les épaves des pontons de la Charente et avoir donc sa page lamentable et glorieuse au martyrologe sacerdotal de la Révolution (1).

Je rappelle le supplice, encore trop ignoré des 600 confesseurs de la foi, fleur du clergé de toute la France, pourrissant tout vivants dans l'entrepont des navires où on les a entassés, et enfouis nus dans les vases de la Charente, dans les sables de l'île d'Aix et de l'île Madame : c'est le bel holocauste qui flamba dans cette rade pendant l'année 1794.

Or, auprès de 250 à 300 spectres, qui restaient après cette formidable hécatombe sur le Washington, les Deux Associés et l'Indien, étaient venus, autour de Noël, s'ancrer, pour passer avec eux en face de Port-des-Barques le terrible hiver de 1794-95, les trois navires négriers qui apportaient de Blaye et de Bordeaux une cargaison nouvelle de 600 prêtres, voués pareillement à la déportation.

 Ceux-là aussi avaient souffert dans les prisons de Bordeaux, à la citadelle de Blaye, où ils avaient dû travailler comme des forçats, ou dans les casemates ruisselantes du fort Pâté : et ils avaient vu mourir atrocement deux cent cinquante de leurs confrères et plus d'une fois se dresser sous leurs fenêtres l'ombre de la guillotine.

Puis, pendant près de six mois, encore qu'à la faveur de la vague d'humanité qui passait en ce moment sur la France, ils eussent été, eux, traités par l'équipage avec moins de rigueur, ils avaient enduré la misère des bastilles flottantes, les jours passés sur le pont à battre la semelle pour lutter contre le froid extraordinaire, le vent et la glace, l'étouffement pendant seize heures de nuit dans l'entrepont verrouillé, empuanti par les hideux baquets d'ordures, et l'odieuse pitance d'un peu de merluche, souvent gâtée, des fèves de marais servies dans des baquets de bois avec l'unique assaisonnement d'un litre d'huile par vingt-quatre seaux d'eau, du biscuit qu'il faut broyer avec des maillets ; et la fièvre, la putridité, la vermine (2)...

Aux citoyens représentants du peuple à Rochefort, au Comité de sûreté générale ils avaient adressé des suppliques lamentables : «

 Que ne souffrons-nous pas à bord depuis trois mois ? Pressés, tourmentés jour et nuit les uns par les autres, nous rampons dans les ténèbres ; le mouvement, le repos, tout y est pour nous un supplice ; l'air, les aliments s'y changent en poisons ; nos forces s'épuisent... »

Surtout, la saison plus chaude approchant, ils redoutaient les épidémies meurtrières, les « maux effroyables qui avaient décimé a ceux qui les avaient précédés dans cette rade », et ravagé, défiguré hideusement les rares survivants qui leur contaient ces horreurs.

Ceux-ci, hâve troupeau d'ombres en guenilles, avaient enfin été débarqués en février, et dirigés vers l'hospitalière ville de Saintes.

Pourquoi les- retenait-on, eux, qui depuis deux ans languissaient dans la captivité et avaient « avec peine échappé à la détresse et à la famine », au « régime de fer » des prisons de Blaye et de Bordeaux?... Le scorbut déjà les attaquait.

Les officiers, conte l'un d'eux, « les voyant en proie à toutes les misères », ce craignant la contagion pour l'équipage », « ennuyés aussi d'être désignés à Rochefort sous le nom de geôliers des prêtres », demandaient qu'on les mît à terre.

En effet, plusieurs lettres de l'agent national du district de Rochefort au comité de sûreté générale en mars et avril, signalant « leur position extrêmement dure » dans ces entreponts « extrêmement resserrés » bas et malsains, et les « présages d'épidémies mortelles » qui feront tout périr, concluent au débarquement et même à la mise en liberté:

« L'humanité réclame qu'ils soient promptement retirés de ces vaisseaux » (19 ventôse). « Nous n'avons pas de local pour les recevoir. Il serait dangereux de les placer dans les hospices où les affections scorbutiques, dont ils sont presque tous atteints, pourraient occasionner les plus grands ravages... Je conclus que le seul moyen de les sauver est de les renvoyer dans leur domicile pour être surveillés par les autorités... »

La libération vint en effet pour un grand nombre dans le courant d'avril. Et c'est encore une histoire assez mystérieuse — où l'argent, je pense, joua son rôle autant que l'humanité de quelques conventionnels — que ces élargissements individuels d'abord, puis par paquets : de quatre-vingt-cinq le jour de Pâques, de deux cent dix le dimanche de Quasimodo, et dont les grand pourvoyeurs sont à Paris un moment, l'avoué Guyet (ou Guyot) et le boucher Legendre!...

Hélas! tous l'avaient espérée.

Quelques lettres emportées aux familles par les confrères qui s'en allaient au pays, nous font suivre, mieux encore que les relations écrites plus tard, au-jour-le-jour des émotions et des démarches... Tel ou tel vient de partir, réclamé par son département.

Il y a des députés qui ont bien marché pour leurs compatriotes. D'autres n'ont rien fait pour personne. Le mieux est d'avoir un certificat de la municipalité attestant que le prêtre soumis à la loi de déportation n'a été l'objet d'aucun jugement particulier, qu'il n'a point troublé l'ordre, qu'il n'a pas été dénoncé, et adresser une pétition « à quelque connaissance de Paris qui la présente au Comité de salut public et y aille quelquefois pour solliciter... »

Mais tous ne sont pas également heureux dans leur procédure et le choix de leurs intermédiaires. Deux du Cantal, un peu plus tard, seront « délivrés par leurs parents .qui étaient porteurs d'eau à Paris. »

Mais Lanty, limonadier rue du Pas-de-la-Mule, sur lequel un autre avait beaucoup compté, ne saura rien obtenir... Et puis, quelques-uns ne se pressèrent pas d'abord de faire leur pétition; « ils craignaient qu'on voulût leur faire faire quelque serment. » Quand, rassurés, ils se décidèrent, le moment propice était passé... « Le Comité », écrivait quelqu'un qui y était allé plusieurs fois, « a décidé de ne plus délivrer de mises en liberté sous aucun point de vue... »

Du moins ils comptaient qu'ils allaient être mis à terre, « les malades à Saint-Jean-d'Angély, les autres à Brouage près de la mer. »

 C'est Blutel, le représentant en mission à Rochefort, un brave homme, qui le voulait ainsi; et le 1er avril un commandant était venu sur les vaisseaux le leur annoncer. « Nous sommes presque tous atteints du scorbut, que nous avons contracté au fort du Hâ et sur mer.

A Saint-Jean-d'Angély on se rétablira un peu jusqu'à la mise en liberté. Car nous serions hors d'état de partir à pied. »

Et sur le Gentil, le capitaine l'ayant permis, on put dire la messe le Jeudi saint et faire la communion générale.

Le lendemain vendredi, en vue de la séparation prochaine, on rédigeait, en le faisant signer par un ou deux prêtres de chaque diocèse, l'acte d'une association spirituelle, avec messes annuelles à date fixe et prières spéciales, « pour resserer les doux liens de l'amitié et de la charité chrétienne, qu'une même foi et la même captivité avaient formés entre eux. »

Précieux viatique pour ceux qui dans ces jours-là partirent, source de force pour les malheureux qui avaient à souffrir encore !

Une fois passé l'énervement de l'incertitude, la résignation devient la dominante. « Dieu soit loué de tout! » conclut, quoique malade et bien déçu, le chanoine Groisne, d'Issoire. Même, les deux frères Massainguiral, de Tulle, affectent une « santé florissante », se disent « fort contents, fort gais. »

Il est vrai que c'est à leur « tendre soeur » qu'ils écrivent, et que les lettres étaient visées. « En tout cas rien n'égale la tranquillité que nous donne la soumission respectueuse de nos coeurs aux desseins de la Providence. »

C'est dans cet état de corps et d'âme que le 7 floréal (26 avril) seulement, on débarqua les deux cent cinquante (3) environ qui restaient sur les 3 navires ; et on les dirigea vers la forteresse ou « château » de Brouage qu'on leur assignait pour prison.

« Aussitôt à terre ils se crurent ressuscites. » C'était le printemps : les coteaux s'habillaient de vert; l'eau luisait dans le marais ; les ormeaux aux côtés de la route et les tamaris au long des canaux étaient tout roses. Ils purent oublier la fièvre rôdant sur ces eaux, et en passant à Mocze faire monter de leur coeur l'hosannah inscrit sur le délicieux petit monument Renaissance à colonnettes qu'on appelle croix hosannière.

Mais la marche pendant ces quatre lieues fut précipitée et fatigante; l'accueil des habitants de Brouage très froid : tout le temps de leur séjour ils allaient rançonner de leur mieux les prisonniers. Les autorités se montrèrent sans bienveillance : l'ancien curé de l'endroit, jureur, puis défroqué, était maire.

D'ailleurs on manquait de tout dans la pauvre cité, et depuis longtemps, depuis qu'on avait des détenus, on harcelait la marine à Rochefort pour avoir de quoi les nourrir.

Logés eu partie au Gouvernement, en partie aux casernes, et peut-être dans l'église, ils durent coucher « sur le plancher ou le pavé à nu ». « On ne leur donna pas même de la paille ». Peu à peu ils en achetèrent et quelques matelas.

 

Ils recevaient par jour de la Marine de Rochefort une livre de pain, bientôt seulement trois quarts, deux verres de vin, un petit morceau de viande qu'ils rapportaient du bout de la ville, « enfilée dans une bûche pour chaque section de 7, » n'ayant point de plat, ou du bouillon de fèves qu'on leur versait dans une gamelle.

Deux fois la semaine ils ont de la morue rance « qu'une femme leur change, avec une soupe, avec du beurre frais et quelques herbes. »

D'ailleurs liberté leur est laissée de se fournir le surplus; mais ils payèrent le pain bis 30 et 40 sous la livre, sans en avoir toujours, et 40 sous, puis 4 livres, la bouteille de vin « qui ne faisait pas la chopine », « 25 sous l'once de tabac, ainsi du reste ». Encore avaient-ils grand'peine à se procurer tout cela.

On les traite « en vrais prisonniers ». Défense « de monter sur les remparts et de se présenter aux portes de la ville, gardées jour et nuit par des volontaires ».

Ils sont quelque temps assujettis à un appel nominal, forcés de se rendre chaque soir, à 3 heures, au son de la cloche, sur la place publique, d'y attendre sous les intempéries l'arrivée du municipal et de répondre individuellement à ses interrogations.

« On les entretient longtemps dans des frayeurs nouvelles : c'est toujours pour eux le régime de la Terreur ».

Quelques-uns cependant obtiennent encore leur liberté ; des bruits de Paris la leur font espérer à tous. « Déjà les portemanteaux étaient faits »... Mais le couvercle de plomb est en juin refermé sur leur tête : et tout en « renouvelant leur sacrifice », cela coûte à certains « plus de peine que la première fois ».

«  L'on nous a dit que nous prissions notre parti, qu'il n'y avait plus de liberté à attendre. La volonté de Dieu soit faite ! Mais si c'était sa volonté, je préférerais la mort. Je pâtis autant que l'on puisse faire de la plus terrible famine. Le sort de galériens est préférable. Nous sommes 248 infortunés (ils ne devaient déjà plus être tout à fait autant), mais les chaleurs de juillet et d'août, jointes au mauvais air et à la mauvaise nourriture, nous enlèveront tous, si c'est la volonté de Dieu, à la quelle je suis soumis de tout mon coeur. Ainsi je vous dis les derniers adieux. »

C'est que dans ce pays, ce le plus malsain du royaume », les fièvres firent bientôt ravage. « En un clin d'oeil éclorent à la chaleur le scorbut, la dysenterie, l'hydropisie, tous les genres de maladies, qui les accablaient presque tous ». Et « point d'hôpital : On est couché sur le plancher très misérablement. Si on a besoin d'une médecine, elle coûte 25 livres ».

Leurs souffrances devinrent atroces, et leurs lettres, appelant la délivrance, sont comme une lamentation de malheureux délirant dans la fournaise.

(En juillet): « Au nom de Dieu! ayez pitié de moi... Je souffre la faim, la maladie et la prison... Plus nous avançons, plus on nous retranche les vivres. Nous n'avons presque rien. Il en meurt beaucoup par rapport au mauvais air; car dans ce pays les chaleurs et les froids sont extrêmes... »

(En août) : « Nous ne sommes plus que 160. (Les mises en liberté de juin et juillet expliquent ce chiffre). La dysenterie commence à régner. La majorité est malade. Comme je suis attaqué d'une espèce de jaunisse qui est mortelle, le chirurgien major m'a marqué pour aller à l'hôpital, d'où je ne reviendrai peut-être plus... La volonté de Dieu soit faite!... »

(En septembre.) : « Nous étions 60 inscrits pour l'hôpital. L'agent de la marine a refusé net et a dit que l'on fît comme on pourrait, que nous n'avions point de remèdes ni de secours à attendre. Voilà l'humanité à l'ordre du jour. Une prise d'émétique et une médecine avec quelques tisanes m'ont coûté 170 livres (assignats)... »

(En octobre) : ce Voulez-vous avoir pitié de moi, ou bien voulez-vous m'abandonner? Mandez-le moi : et alors de mois en mois vous ne me manderez plus que j'aurai la liberté... Depuis sept semaines, je suis alité par une grosse fièvre avec des redoublements, couché sur un mauvais matelas par terre, manquant de tout... Nous ne sommes plus que 130 malheureux (je donne sans garantie le chiffre tel qu'il est dans la lettre). Il en est mort en septembre et octobre une vingtaine... Demandez au moins que je sois transféré dans les prisons de la conciergerie à Clermont... Agissez de suite auprès de quelque député... Si vous saviez comme je souffre!... »

La mort, en effet, accélérait son train. A un moment « chaque jour comptait sa victime. » Mais l'administration les voyait ce souffrir et mourir sans leur donner la moindre marque de compassion... » Et les gens du village " étaient presque insensibles à leur détresse ». A peine s'en trouva-t-il quelques-uns pour leur rendre à force d'argent service.

Aussi les laissait-on enterrer eux-mêmes leurs morts : ce qui leur était pourtant, quoique amère, une consolation. Escortés delà garde, ils allaient une douzaine au cimetière, qui était assez loin hors de la ville, portant une petite croix, psalmodiant le Miserere, pouvant sur la tombe réciter les prières...

Mais, à l'automne, après les grandes chaleurs, « le petit nombre qui conservait encore quelque force succomba sous la fatigue » des soins à donner aux malades. Deux étant morts le même jour, « il fallut avoir une charrette avec une paire de boeufs, qui coûta 500 livres-assignats »...

Une telle misère criait pourtant pitié. De Marennes, qui est à une lieue et demie, un « citoyen courageux » — sans doute un chirurgien ou un médecin — " vint à leur secours avec un grand zèle sans pouvoir arrêter le cours de l'épidémie ».

Les Filles de la charité de Marennes et de Rochefort — rappelons toujours que la première République ne les chassa pas même des hôpitaux de la Nation — leur firent parvenir des remèdes : mais ne sachant ni les préparer, ni les appliquer, ils s'en rendirent quelquefois plus malades.

Et de tout le pays d'alentour on leur apporta du laitage et des fruits, de Rochefort, de La Rochelle, de Saintes, quand on sut leur état lamentable; s'il n'était pas facile de venir en personne les assister dans leur citadelle, on leur envoya du moins tout ce qu'on put en linge, en vêtements, en argent.

Car de l'argent qu'envoyaient les familles, par la poste ou par des correspondants de Rochefort, beaucoup se perdait en route, et l'âpreté des Brouageais avait vite fait de dévorer le reste.

En octobre le vin se payait 15 livres la bouteille, 25 sous une feuille de papier à lettre, 3 à 400 livres une paire de souliers. Il est vrai que les assignats étaient complètement tombés. « En ce pays, quoiqu'on soit très républicain, on ne veut plus les voir. »

L'autorité finit même par permettre à certains malades de se faire transporter à-Marennes. Et je pense, en ayant seulement un commencement de preuve, que l'hôpital de Rochefort fut aussi forcé d'en prendre en charge quelques-uns.

Ainsi s'explique pour moi que le registre d'état civil de Brouage ne porte, au cours de toute l'année, qu'une quarantaine d'actes mortuaires de prêtres déportés — ce qui est déjà d'ailleurs un beau chiffre : mais certains noms manquants prouvent que la liste n'est pas complète.

Et l'hiver arriva, que le vent furieux de la mer déchaîne de bonne heure sur cette plaine rase, moins malsain d'ailleurs, moins meurtrier peut-être, mais rude à ces prêtres épuisés, dont beaucoup venaient des diocèses du Midi.

« Envoyez-moi quelques hardes, écrit un de ces malheureux, les plus communes sont bonnes, celles dont vous habillez vos domestiques. Depuis deux ans que je roule dans les prisons, couchant presque toujours habillé, mon habit, ma redingote, mes culottes, mes chemises, mes bas, mes souliers sont usés. Je suis tout nu... Le froid est ici des plus violents ; et il n'y a pas une broche de bois. Nous sommes sans feu et sans lumière... »

L'horreur publique sans doutent pression sur les officiers municipaux de Brouage.

En novembre (12 brumaire) ils signent un rapport de l'officier de santé De la Grave certifiant: ce que le plus grand nombre sont atteints de fièvres très tenaces et opiniâtres ; d'autres, d'une dysenterie violente, qui en a emporté plusieurs au tombeau, et notamment depuis quinze jours 9 ont succombé. Dans ce moment, le nombre de ceux dont la santé est passable, suffit à peine pour porter les autres en terre. Plusieurs manquent de vêtements, et une partie couche sur les planches n'ayant seulement pas de paille... »

A la même époque le juge de paix de Marennes adressait à son tour au département un rapport ce affligeant l'humanité parle tableau de ce que souffraient les prêtres reclus, par l'insalubrité et la malpropreté des logements qu'ils occupent. »

La marine à Rochefort, de son côté, qui en avait la charge, ne pouvait même plus, vu la disette, leur fournir la maigre subsistance réglementaire. Elle harcelait aussi le département par des rapports d'officiers de santé, déclarait qu'elle avait ce reçu l'ordre de cesser de leur envoyer du pain ; qu'il fallait prendre les mesures les plus promptes pour arracher ces êtres aux horreurs de la faim et de la misère... »

Et c'est alors (5 frimaire-26 novembre) que le département, tout convaincu qu'il se proclame que « l'intérêt de la République lui prescrit d'exclure de son sein ces êtres inciviques», mais parce que ce la justice nationale, d'accord avec l'humanité, exige qu'on leur fournisse jusqu'au moment de leur départ (pour la déportation à la Guyane) des logements salubres, le pain nécessaire à la vie, et même des secours de l'art que peut exiger l'état de maladie dans lequel ils se trouvent » décide de les transférer à la maison des ci-devant Notre-Dame à Saintes (c'est la loi : ou la déportation au- delà des mers ou la réclusion au chef-lieu) et engage à cet effet une correspondance avec le conseil municipal...

Hélas ! il y faudra encore quatre longs mois avant que cet asile leur soit enfin ouvert...

 

Entre temps, leurs familles multipliaient les démarches pour tirer de leur état misérable une raison de mise en liberté. Elles n'avaient, à dire vrai, jamais cessé.

En thermidor (juillet-août), plusieurs reçurent par lettres chargées de trente sous, ou par l'agent national de Brouage, les cédules d'affranchissement. On pressait alors le mouvement; car Grégoire, l'évêque intrus de Blois, avait fait une, motion pour qu'il n'y eût plus de libération, ce ni individuelle, ni générale. » II y en a, annonce l'un d'eux, 21 de différents départements qui l'ont obtenue en même temps, soit du Comité de salut public, soit du Comité de législation, car tous deux en accordent... »

Même les départements, quand c'était le bon plaisir des représentants du peuple de leur en donner le pouvoir, prenaient des arrêtés en ce sens. C'est ainsi que le curé Chaumette, de Clermont, et le chanoine Tailhardat, de Riom, (j'ai le texte de la libération sous les yeux) furent, grâce au libéralisme du représentant Chazal, tirés de la geôle de Brouage par les administrateurs du Puy-de-Dôme.

Aussi les parents, les amis des suppliciés s'agitaient, frappaient à toutes les portes; à Paris, au pays d'origine, à Rochefort. C'était un va-et-vient de pétitions, de certificats, et de ces déclarations de soumission au gouvernement républicain qu'avait exigées des prêtres la loi du 30 mai et qu'avaient autorisées à Paris M. Emery et le Conseil épiscopal, ainsi que les vicaires apostoliques en plusieurs diocèses.

 

Les fidèles d'Aunis et de Saintonge, qui voyaient de Brouage monter une telle fumée de souffrance et qui « croyaient que tous les reclus allaient périr », « firent usage de tous les moyens pour obtenir leur liberté ».

Des pétitions de détenus au département restèrent sans effet.

Le procureur-syndic répondait, le 25 fructidor, qu'enfermés de par la loi de déportation qui n'était pas rapportée, «  c'est à la Convention nationale que devaient être portées les réclamations ».

 Il promettait d'ailleurs de faire connaître leurs besoins à l'agent maritime de Rochefort ce pour qu'il leur procure des matelas, des couvertures et leur envoie un officier de santé »...

Leurs amis alors ce adressèrent à la Convention le touchant tableau de notre douloureuse et affreuse captivité »... "

Un protestant de Rochefort indigné, unit ses réclamations à celles des catholiques ». M. le chanoine Lemonnier a retrouvé son nom (c'est Elie Thomas), et le texte de sa lettre : " Ils sont tous malades et journellement il en meurt! Je les ai vues, ces victimes, il y a trois jours, en revenant de Marennes; la maladie et la plus affreuse misère les accablent... » Impossible que le Comité ne soit pas ému et ne signe pas leur élargissement...

Il fut bien possible. Et la Convention resta sourde à ces appels : on n'avait pas pris le bon moyen.

Alors quelques chrétiens, ce n'ignorant pas que la liberté était assez souvent vénale, malgré l'épuisement de leur fortune, firent offrir une somme considérable »... Mais ce moyen « qui avait presque toujours été efficace » (vous l'entendez; et ce trait, comme tous les autres, est pris aux documents de première main), ce moyen, cette fois, fut inutile.

Aussi y avait-il branlebas législatif à ce moment-là.

La Convention était en train d'enfanter une Constitution nouvelle, en qui les désespérés mettaient maintenant leur suprême espoir.

Ce fut celle de l'an III, qui vit le jour le 5 fructidor et qui ne manqua point, pas plus que les autres, de proclamer la liberté des cultes. Mais comme les lois de proscription contre les prêtres insermentés subsistaient aussi, les Conventionnels, avant de disparaître, prirent soin d'en rafraîchir le tranchant par de nouveaux décrets.

Celui du 3 brumaire (25 octobre) qui ordonnait l'exécution dans les vingt-quatre heures des lois de 1792 et 1793 contre les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion, et qui, ce spécialement recommandé à la diligence des fonctionnaires publics », était dès le 10 brumaire suivi d'un arrêté du département de la Charente-Inférieure ordonnant la prise de corps immédiate de tous les prêtres encore en liberté, pour demeurer en réclusion jusqu'à leur embarquement pour la Guyane, fit passer sur les fiévreux de Brouage le vent d'une panique nouvelle:

« Vous avez vu sans doute le décret qui ordonne l'exportation à la Guyane, écrit à son frère le chanoine Groisne. L'on a arrêté tous les prêtres qu'on a pu et on les a fermés à Saintes. Ainsi celle-ci est pour vous faire mes adieux et me recommander à vos prières. L'on croit que l'exportation aura lieu fin février... Les fièvres me sont revenues. Je suis sans force et Fans courage, glacé par le froid. Grabeuil de Rochefort (le correspondant qui avait reçu trois mois avant 1.500 livres) n'a plus de fonds à moi; car, s'il en avait, j'aurais fait faire une veste, une paire de culottes, et acheté des bas d'hiver... Je n'ai que deux paires de bas d'été, je les mets tous les deux à la fois. Je n'ai que trois chemises un peu passables : les autres ne sont bonnes que pour faire du fumier. Mes draps et tout mon linge, à force d'être élavés par l'eau de la mer, sont tout déchirés... Si j'allais à votre porte vous auriez pitié de moi... J'espérais que le bon Dieu m'aurait tiré de ce monde, mais il ne l'a pas voulu... J'ai beau le prier de m'envoyer la mort; Il ne le juge pas à propos ; Il veut que je sois déporté. Sa sainte volonté soit faite... (15 novembre1er décembre).

On ne croyait pas beaucoup en France à cette déportation, qui, votée et revotée depuis trois ans, n'avait, dans le désordre gouvernemental et le manque de ressources, abouti jamais qu'à la meurtrière parade du stationnement en rade de la Charente.

Mais quel effroi pour ceux qui en avaient déjà connu l'horreur!

 

Sait-on que, plutôt que d'affronter à nouveau ce supplice formidable et dégradant qui mettait la chair en lambeaux et le cerveau en délire, quelques échappés du pourrissoir des pontons, martyrs manques du grand sacrifice de 1794, et libérés du printemps précédent, eurent alors la faiblesse de se' ce déprêtriser » en prenant femme?...

Ceux de Brouage donc frémissaient en apprenant que la maison de réclusion de Saintes était pleine de prêtres et qu'on avançait trois frégates à Rochefort pour escorter le convoi. Par foi pieuse on se résignait. Mais (je trouve cette note chez tous) on enviait ceux qui mouraient. Ce chartreux de Bagnères-de-Bigorre, le P. Lebrun, dit juste qu'cc ils ont mené une vie plus dure que la mort ».

Alors, puisqu'il fallait compter moins que jamais sur la liberté, ce leurs défenseurs, rapportent les frères Massainguiral, essayèrent de rendre du moins leur joug plus léger en demandant soit à l'administration du département, soit à l'agent de la marine, un changement de local.

Mais nous avons vu l'embarras où tout le monde était de les avoir à garder et nourrir. Saintes s'en défendait, ayant déjà ses reclus du 3 brumaire, proposait au conseil du département de les mettre à Pons.

Pons n'avait ni logement suffisant, ni linge et matelas nécessaires : la loi d'ailleurs les voulait au chef-lieu. Et l'arrêté du département fut approuvé par le ministre de l'Intérieur. Donc il fallait que le département assurât les subsistances, et d'abord fournit des matelas et des couvertures. Après en avoir trouvé dans un hôpital, on s'aperçut qu'ils étaient inserviables, provenant de galeux; on en prit dans des magasins où dormaient les restes non vendus des meubles confisqués à des émigrés... Ils n'étaient plus que 120 à 125. On prévoyait qu'une centaine seulement seraient encore transportables (4)...

Pourquoi, quand depuis décembre tout semblait à peu près réglé, y eut-il des lenteurs nouvelles?... Simple et ordinaire effet sans doute, s'il faut en croire un document que je citerai tout à l'heure, du magnifique gâchis administratif dans lequel pataugeait la France...

Mais c'est dans ces derniers mois d'attente que leur délabrement leur valut quelques petites libertés.

Au témoignage d'Antoine Azémar, un ce déporté » de Rodez, on les laissa « sur la fin » se promener sous les trois rangées de gros arbres des remparts. N'ayant point de bois, ils y coupaient de grosses herbes sèches pour faire un peu de feu et se préparer quelque soupe de laitues et quelques tisanes.

Puis quand on ne se servit plus des assignats et que l'argent reparut, on put se procurer des fagots, des assiettes de terre, des écuelles, des pots, des plats, acheter un peu de viande de veau. Du pays on leur fit parvenir du lard et du saindoux. Ayant fait des quêtes dans leur département, on leur envoya un homme qui leur porta 100 louis pour les 25 de l'Aveyron qu'ils restaient, " Cela nous aida beaucoup... Nous commencions d'être à notre aise... »

C'est le même Azémar qui parle des messes qu'il leur fut possible de dire à Brouage. Il est le seul, à ma connaissance, qui en fasse mention; et le silence des autres m'induit à penser qu'ils n'eurent pas tous, ni toujours, cette grande consolation. Mais il est formel et donne quelques détails émouvants :

«  Nous pouvions dire la messe dans nos chambres, et aux casernes nous avions formé comme des espèces de chapelles. Certains particuliers nous donnaient une chambre pour y dresser un autel. » Ce culte à huis clos avait été dans les mêmes conditions permis aux insermentés à Saintes, aussitôt le décret du 21 février 1795.

On le sut au dehors, et « on leur fit passer des messes » ; il leur en vint pour 100 louis d'or de la ville de Lyon, ce qui les aidait à subsister.

Et voici qu'une sorte de mouvement de pèlerinage se porta vers Brouage ainsi que vers une ville sainte.

Comme en beaucoup de provinces, il n'y avait dans la région que des curés jureurs qu'on ne voulait point voir. Temps de douleur, où les âmes affamées manquaient, pour vivre et mourir, du pain et de l'huile des sacrements ; où Dieu, crucifié de nouveau par la haine, faillit manquer à la France !

Mais Brouage, avec ses prêtres fidèles et qui portaient, comme le sceau d'un nouveau sacre, les stigmates de leur passion héroïque, apparaissait un foyer merveilleux de grâce.

Et l'on arrivait de tous côtés, on passait la mer « pour les voir ».

 De l'île d'Oléron on venait pour faire baptiser les enfants, pour se marier.

A Noël, on se mit en marche de tous les points de l'horizon, et de Bordeaux même. Comme autrefois les bergers et les mages, on allait à l'étoile. Mais la garde ne laissa pas entrer dans la maison où se disait la messe de minuit. Et comme il y avait grande affluence, et peut-être un peu de houle, les soldats fouillèrent quelques femmes. On leur trouva une lettre d'un prêtre de Bordeaux dans laquelle il disait qu'avant peu reviendrait le Roi. Cela fut cause qu'ils furent plus gênés dans la suite et qu'« il leur fallait une permission pour aller dans les maisons des particuliers ».

Faut-il croire après cela que ceux qui étaient logés au Gouvernement s'y risquèrent à dire la messe dans l'espèce de grotte qu'on vient de transformer en chapelle? L'abbé Azémar, qui nous parle de ces messes en chambre et qui mentionne aussi la permission qui leur fut donnée de cultiver l'immense jardin, n'indique rien de pareil.

Tout au plus peut-on croire, jusqu'à nouvel ordre, qu'ils ont dû par l'été torride chercher quelque ombre en ce « reposoir », prier tout bas et offrir à Dieu le sacrifice de leurs souffrances et de leur mort... On est ici en un endroit très découvert et dominé par les glacis : c'eût été célébrer au grand jour, et presque en public, un culte encore sévèrement proscrit, mal vu de la population qui n'était pas bonne, et de par la loi toléré seulement à huis clos.

 Ceux qui ont cru que lés ce déportés » de Brouage seraient même allés « missionner » et exercer leur sacerdoce en dehors de la ville, ont, manifestement à mes yeux, mal interprété un texte; ils leur ont appliqué une dénonciation qui visait les prêtres assermentés du pays, et qui fait voir de quelle surveillance haineuse le culte constitutionnel lui-même était l'objet.

Tout est pourtant possible en l'incohérence de ces années de misère. N'ai-je pas déjà raconté ailleurs comment, en rade de Charente, sur le vaisseau le Genty et sous pavillon de la Convention, fut, au printemps de 1795, célébré un merveilleux office du Jeudi saint avec la communion générale donnée à trois ou quatre cents prêtres?...

Et déjà ce rayonnement de leur sainteté, qui attirait vers eux les populations, ne pouvait manquer non plus démettre en émoi les haineux et les trembleurs.

Dans un rapport au ministre de la Police générale, du 14 ventôse (4 mars 1796) sur les Prêtres réfractaires, le procureur syndic du département signalait, entre-autres faits dignes d'attention, que « 120 prêtres condamnés à la déportation », et déposés à Brouage par les ordres du représentant Blutel, avaient trouvé dans la situation de cette place « les moyens de communiquer avec les communes environnantes » et qu'« il en était résulté une altération sensible dans l'esprit républicain de ces communes ». (Effet sans doute des communions de Noël et de la préparation des fêtes de Pâques qui approchaient.)

Le commissaire du directoire près l'administration du canton de Marennes disait les progrès nouveaux que le mal faisait chaque jour. Contre « ces ennemis invétérés de la République » il fallait prendre sans délai des mesures, et, si les circonstances s'opposaient à leur prompte déportation, les faire transférer dans une des maisons nationales de la commune ou de l'arrondissement de Saintes.

C'était tout justement ce que demandaient les détenus eux-mêmes par des réclamations incessantes, déjà transmises au ministre (12 pluviose-1er février).

C'était ce que réclamait, nous l'avons vu, et de façon toujours plus pressante, l'agent de la marine à Rochefort, qui avertissait (fin février) son ministre ce qu'il ne pouvait plus fournir de vivres aux détenus de Brouage, car le port et la ville sont à la veille de manquer de pain ».

Mais la marine n'avait pas non plus le bâtiment qu'il fallait pour transporter à Saintes les 120 prisonniers.

C'est de cette raison que se couvre en une dernière dépêche (21 ventôse 11 mars) le département.

L'arrêté pris dès le mois de frimaire pour les faire sortir de Brouage ce où ils sont infiniment mal et par l'insalubrité de l'air et des lieux qu'ils habitent et par l'impossibilité où ils sont de se procurer les choses nécessaires à leur conservation, tels que les traitements, médicaments et habillements », serait déjà exécuté si l'agent maritime avait déféré à sa demande. Car ce la difficulté des chemins et de se procurer des voitures s'étant opposée à leur transport par terre, nous avons été forcés de le différer jusqu'ici ».

Pour en finir, on venait d'écrire à Marennes de fréter une barque qui les remonterait par la Charente. Ce moyen paraissait ce le moins dispendieux et le plus sûr ».

Les détenus avaient depuis longtemps cessé d'y croire. A la date du 22 mars c'est encore une note gémissante qui vient à nous de la cité de douleur : «  Plus va, plus on nous retranche les vivres, et nous sommes aussi mal qu'on peut l'être, nourris comme des chiens... »

Et l'on parle de plus en plus de l'embarquement pour les côtes d'Afrique, " Vraisemblablement il aura lieu à la fin de mai »; c'est ce que nous craignons tous. La volonté de Dieu soit faite ! Je n'ai qu'une mort à faire. »

 

 

Ceci était écrit dans les jours de ténèbres de la semaine sainte. Soudain, huit jours après, le mardi de Pâques, éclate, comme une joie de résurrection et de vie, l'alleluia d'un court billet jeté à sa soeur par un des frères Massinguiral

. Demain 30 mars, à quatre heures du matin on va être embarqué pour Saintes et quitter après onze mois cette géhenne de Brouage. On est heureux, ce on se sent la force de soutenir ce voyage ». ce Semblables au peuple de Dieu, après avoir célébré la Pâques dans le Seigneur, nous allons sur l'Océan, conduits et soutenus par notre divin Maître ! » Ainsi que l'année passée, Dieu soulevait la pierre et les faisait sortir du tombeau dans la semaine même de sa résurrection glorieuse...

Ils n'étaient cependant pas encore tout à fait au terme de leurs souffrances. Si la ville de Saintes allait comme aux autres leur être maternelle délicieusement pendant les quatre mois qu'ils y attendirent l'ordre du ministre les renvoyant dans leurs départements respectifs, si tous à l'envi disent leur gratitude pour les soins empressés, les attentions délicates, et ce la joie ineffable » de pouvoir, dans le monastère des Bénédictines devenu leur prison, exercer librement leur culte, dire la messe et la grand'messe, faire retraite sacerdotale, entendre des sermons, chanter devant le Saint-Sacrement exposé, l'étape dernière, qui pour jamais les éloigna des tristes murs de Brouage et de son marais meurtrier, ajouta un grain amer au long chapelet de leurs mauvais souvenirs...

On n'avait trouvé qu'un bâtiment qui ne pouvait les contenir tous.

 Alors on décida qu'un certain nombre iraient à pied: et par la belle route de Marennes à Saintes, escorté d'un détachement de la garnison, le triste convoi fit en deux jours les dix lieues de la distance.

Plusieurs étaient exténués, de vrais « cadavres ambulants » dit quelqu'un. Mais partout sur leur passage les populations accouraient, les admiraient comme des ce apôtres et des confesseurs », leur demandaient à la dérobée un geste, un verbe sacramentels, une bénédiction... c'était le manteau du Christ souffrant qu'on veut toucher pour être sauvé.

Ceux qui furent entassés dans la barque, si à l'étroit dans la cale que beaucoup, quoique malades, préférèrent demeurer même la nuit sur le pont, dans le froid, le brouillard et la pluie, souffrirent atrocement pendant les six longs jours que dura le voyage. Par la mer d'abord, cette mer clapotante d'entre les îles, pleine de courants perfides, ils durent longer la côte et contourner l'île Madame, morne rocher, ossuaire maintenant sacré, pour entrer dans l'estuaire de la Charente. Et deux fois ce ils coururent le risque évident du naufrage ». La mort qui n'avait pas voulu d'eux quand ils étaient à la torture, allait-elle donc les ravir à l'allégresse de la délivrance?

On entra en rivière. A cause des sinuosités continuelles et des mouvements de la marée qui ne permettent pas la voile, il fallut que les moins malades remorquassent en la hâlant lagabarre « comme des bêtes de somme ». Ils étaient défaits, cadavéreux, et rongés de vermine quand ils arrivèrent à Saintes.

Mais lorsque du dernier coude de la rivière, ils virent là-bas, au bord de l'immense prairie, se dresser l'image claire et souriante de la bonne ville tant désirée : en bas, dans les verdures du faubourg, le fin clocher roman de l'Abbaye des dames où ils allaient prendre abri ; au centre, le lourd dôme de Saint-Pierre veillant sur le troupeau des vieux toits; et puis, tout en haut du coteau qu'escaladaient les maisons blanches parmi les grands arbres, le jet hardi de la belle flèche gothique de Saint-Eutrope, lancée par Louis XI, nul doute que cette vision tout aimable ait chassé de leurs yeux le sombre reflet du fort du Hâ, de la citadelle de Blaye, de la prison fiévreuse de Brouage, et que, dissipant le cauchemar de tant de jours affreux dans l'aube de la liberté entrevue, elle ait fait monter aux lèvres de ces pèlerins de ce Notre-Dame » un Ave, gratia plena, vibrant d'espérance...

 

Aujourd'hui, l'on ne va plus à Brouage par la mer. Le voyage se fait en sens inverse.

C'est de Saintes ou de Royan qu'on rend visite à la ville morte. On y arrive le regard et l'esprit pleins des grâces du ciel de Saintonge. Aussi nulle impression trop morose ne vous vient de la grande plaine solitaire, maintenant assainie par la culture, de lagune devenue pacage.

La tristesse ancienne s'atténue en mélancolie. Et le vieux château n'apparaît point farouche en sa ceinture de murailles blasonnées, que fleurissent les bouquets d'arbres.

Les belles histoires d'Henri IV et de Condé, de Champlain et de Richelieu, de Marie Mancini et de Louis XIV lui font un manteau brillant de souvenirs.

Que si, désormais, cherchant la place encore inconnue où dorment les quarante ou cinquante martyrs de l'an III, pieusement on songe au drame douloureux que je viens d'évoquer, cette souffrance même, dont le temps a voilé la misère, et qui fut alors de la beauté devant Dieu, est déjà de la poésie, en attendant qu'elle devienne — demain ou après-demain — de la gloire.

Brouage et ses martyrs de la Révolution

Couvent des Récollets de Brouage - Bastion Poudrière Saint-Luc

Le petit corps de logis servant de caserne à quelques soldats, étonnés de garder une place ouverte, n'est pas, comme on pourrait croire, un débris des anciennes casernes.

Qu'on regarde par derrière, et l'on ne sera pas peu surpris de voir debout de vieilles murailles rongées de salpêtre, semblant avoir attendu en vain que charpentiers, menuisiers, couvreurs et forgerons aient complété leur toilette.

Ces ruines (5), d'une tristesse pénétrante, c'est ce qui reste du couvent des Récollets établi en 1610, sous l'inspiration et grâce au désintéressement de deux habitants de Brouage, Jean Laisné et François Gombaud.

Dans le jardin vis-à-vis, qui en dépendait, un puits à dôme supporté par des colonnes, placé là comme une borne pour attester une possession que ni les maîtres d'antan, ni leurs héritiers ne songent à revendiquer.

 Dans leur chapelle a été enterré, le 25 janvier 1701, « M. Maistre Jean Lortie, sieur du Petit-Fief, nostre paroissien, conseiller du Roy, subdélégué par sa Majesté de Mr l'intendant de la généralité de La Rochelle, au département de l'élection et pays abonné de Marennes (6). »

 

 

Gabriel AUBRAY. (GABRIEL AUDIAT.)

Revue pratique d'apologétique / sous la direction de MM. Baudrillart, Guibert et Lesêtre

 

 

 

18 août 1794 - La Terreur (Révolution française) - Les Bienheureux Martyrs des Pontons de Rochefort (Charente-Maritime). <==.... ....==> Révolution Française octobre 1795, La deuxième déportation- La Terreur Rochefort (Charente-Maritime)

 


 

(1). J'emprunte tous les éléments de cette histoire à des documents authentiques : quelques pièces d'archives citées dans le vieil ouvrage de MANSEAU. Les Prêtres et Religieux déportés sous la Terreur, ou dans la Revue de Saintonge et d'Aunis (passim) ; des relations de survivants, notamment celles publiées pour le Limousin par l'abbé LECLER, pour l'Aveyron, par l'abbé FABRE ; surtout des lettres «rites de Brouage même et inédites ou éparses dans quelques publications locales. En remerciant ceux à qui je les dois, je renouvelle mon appel â tous pour rechercher partout et sauver d'aussi précieux documents.

(2). Voir mon petit livre : Les Six cents prêtres martyrs des iles de la Charente. (Société bibliographique).

(3). A quelques unités près, ce chiffre de 250, donné par plusieurs de mes documents, est certain. Jusqu'ici on avait cru et répété : cent cinquante.

(4). Comme on a pu le voir, il y a un certain flou dans les chiffres, et il en restera tant qu'on n'aura pas méticuleusement dressé des listes nominales.

Mais de l'ensemble des documents, officiels ou privés, que j'ai dépouillés, le compte peut s'établir à peu près ainsi : 250 environ enfermés à Brouage, en avril 95 ; — 130 menés 11 mois après à Saintes, et plutôt moins, car quelques-uns, trop malades ont pu rester à Marennes et à Rochefort.

Les registres paroissiaux de Brouage donnent les actes mortuaires de 36 prêtres dont 8 en octobre, 11 en novembre, 9 en décembre, aucun en août, un seul en septembre. Ils ne sont certainement pas complets. Le reste, une centaine, doit comprendre, avec les libérés, ceux qui ont dû mourir aux hôpitaux.

(5). Depuis que ces pages ont été écrites, les ruines du couvent des Récollets de Brouage, y compris la grande poudrière, le corps de garde et la poudrière de la Brèche, la caserne à côté des ruines, la poudrière et jardin de Saint-Luc, bastion ouest, la maison du commandant, et sept parcelles de terre, ont été vendues aux enchères publiques, le 19 janvier 1890.

De Brouage ancien il ne reste plus que les murs d'enceinte, devenus fort heureusement propriété communale.

(6). « Mort d'hier, âgé de 67 ans, après avoir donné des marques et exemple d'un bon et parfait chrétien.

Dans l'église des RR. PP. Récollets de cette ville de Brouage, où est la sépulture de ses ancêtres. TEXIER, prestre, curé de Brouage. LORTIE DE BUONS. LORTIE DU MAINE. LORTIE MANDEVILLE.BÉNIGNE LORTIE.MAGDELAINE LORTIE. BOÉ, chantre-sacristain. » (Reg. par.) « Mlle Lortie du Petit-Fief, 22 ans, fille de M. Petit-Fief, subdélégué de Mgr l'intendant, demeurant à Brouage », est admise « pensionnaire » aux Nouvelles Catholiques de Pons, 18 mars 1707. « Sortie et remise à son père le 21 octobre 1707. »

 

 

Publicité
Commentaires
PHystorique- Les Portes du Temps
Publicité
Publicité