Clovis et l’Histoire des Francs dans les récits de Grégoire de Tours.
A côté de récits presque entièrement légendaires comme paraissent l'être l'histoire de Chrocus et celle de l'exil de Childéric, il en est d'autres dont le fonds est véritable, mais qui, transmis de bouche en bouche, ont été en partie transformés et arrangés par la tradition populaire. Ils ont reçu une forme plus dramatique, presque littéraire. Des détails précis, personnels, des discours sortis de l'imagination du peuple excitée par l'impression de grands événements, parfois des épisodes entiers, sont venus s'ajouter au fonds historique primitif. Tout ce que Grégoire raconte du règne de Clovis porte ce caractère : les événements, les traits principaux du récit sont exacts; mais les détails, la forme ont été créés par la tradition. On peut se rendre compte de la manière dont se forment ces récits, à demi-historiques, à demi-légendaires, en comparant les récits de l'Historia Francorum à ceux de l'Historia epitomata et à ceux des Gesta regum Francorum. On voit comment du VIe au VIIe siècle, puis du VIIe au VIIIe, la tradition se développe par une sorte de végétation spontanée, ajoutant des éléments nouveaux et transformant les anciens 1.
Les récits de Grégoire, écrits à une époque plus rapprochée des événements, contiennent évidemment une plus grande part de vérité ; mais lorsqu'on voit quelles transformations ont subi les faits de Grégoire à Frédégaire, c'est-à-dire en soixante ou soixante-et-dix ans, malgré l'existence d'une histoire écrite, on peut juger à quel point ils avaient dû être altérés pendant les soixante-dix années qui séparent ces événements de la composition de l'Histoire des Franks.
— Ces traditions ne sont pas toutes de même nature ; les unes, nous l'avons vu, sont de vrais poèmes où il est très-difficile de saisir la réalité précise sous le voile de la légende 2; d'autres, tels que le récit de la guerre de Clovis contre les Romains et de ses premières conquêtes 3, les récits du mariage de Clotilde et de la guerre de Burgundie 4, sont des souvenirs d'un caractère beaucoup plus sérieux et authentique quoique transmis par la tradition du peuple frank. Mais il s'y mêle des anecdotes auxquelles on ne peut accorder une grande confiance, bien qu'elles soient très-intéressantes et utiles pour déterminer le caractère des événements et de l'époque.
1. Voyez surtout l'histoire du mariage de Clotilde. Le fait seul du mariage reste certain. Tous les détails varient avec l'époque et la contrée où le récit a pris naissance.
2. Voy. plus haut, p. 90 et suiv.
3. II, 27.
4. Il, 28, 32, 33.
Ainsi l'histoire du vase de Soisson enlevé à une église et refusé à Clovis, qui se venge un an après en tuant au champ de Mars le soldat rebelle à ses volontés, peut bien être apocryphe ; elle nous enseigne cependant le rôle protecteur joué dès l'origine par Clovis envers l'Eglise, et la terreur qu'il sut inspirer à ses soldats indisciplinés 1.
De même l'anecdote d'Aridius feignant de trahir Gondebaud pour entraîner Clovis hors de la Burgundie, inspire bien peu de confiance, mais elle nous montre la ruse et la souplesse du Romain triomphant sans combat de la simplicité du barbare 2.
— Enfin une autre partie de ces traditions orales est due, non plus au peuple frank acteur dans les événements, mais à la population gallo-romaine au milieu de laquelle les événements se sont accomplis, ou au clergé qui en a profité. Le récit de la conversion de Clovis, l'étrange discours où Clotilde pour le convaincre attaqué la mythologie païenne, la mort du premier enfant baptisé, la guérison du second par les prières de la reine, la prière de Clovis au milieu de la bataille contre les Alamans, sont d'invention chrétienne, gallo-romaine et ecclésiastique 3.
Il en est de même du baptême du roi. Nous pouvons même remarquer ici une exagération poétique du style; la peinture emphatique de la basilique ornée pour la cérémonie, l'antithèse bien balancée mise dans la bouche de saint Remi 4, tous les détails portent la trace d'une composition littéraire, et je ne serais pas étonné que Grégoire ait eu sous les yeux quelque poème pieux en vers latins sur le baptême de Clovis 5.
1. II. 27.
2. Cette anecdote me paraît marquer le moment où la troupe barbare dont le chef n'est que le premier parmi des égaux se change en l'armée d'un roi qui entend exercer l'autorité à la romaine. La tradition galloromaine a même exagéré ce caractère en faisant tenir aux soldats de Clovis ce langage invraisemblable dans des bouches germaines : « Omnia gloriose rex, quae cernimus tua sunt : sed et nos ipsi tuo sumus dominio subjugati, etc. » II, 27.
3. II, 32.
4. II. 29, 30.
5. II, 31 : « Velis depictis adumbrantur plateae, ecclesiae cortinis albentibus adornantur, baptisterium componitur, balsama diffunduntur, micant flagrantes odore cerei, totumque templum baptisierii divino respergitur ab odore; talemque ibi gratiam adstantibus Deus tribuit, ut aestimarent de paradisi odoribus conlocari. Rex ergo prior proponit se a pontifice baptizari. Procedit novus Constantinus ad lavacrum, deleturus leprae veteris morbum, sordentesque maculas gestas antiquitus recenti latice deleturus. Cui ingresso ad baptismum sanctus Dei sic infit ore facundo : « Mitis depone colla Sicamber: adora quod incendisti, incende quod adorasti. » — M. Gaston Paris me fait remarquer ces deux fins d'hexamètres : ore facundo, colla Sicamber.
— Il serait bien possible que tous ces détails sur le mariage, la conversion et le baptême de Clovis fussent empruntés à la Vie de saint Remi, aujourd'hui perdue et dont Grégoire parle quelques lignes plus loin. (Voyez plus haut, p. 81).
Il n'était pas rare d'ailleurs que ces Vies de Saints fussent mises en vers, comme Fortunat le fit pour la Vie de saint Martin. En tout cas le récit du baptême est vrai dans ses traits principaux, quelque embellis que puissent être certains détails.
Nous en avons la preuve dans un passage de la lettre que saint Avitus écrivit à cette occasion à Clovis (D. Bouquet, IV, 50 A) : « Conferebamus namque nobiscumque tractabamus, quale esset illud, cum adunatorum numerus pontificum manus sancti ambitione servitii membra regia undis vitalibus confoveret, cum se Dei servis inflecteret timendum gentibus caput, cum sub crasside crines nutritos salutaris galea sacrae unctionis indueret. »
Le fait que le récit de Grégoire ne parle que de saint Remi au lieu de « adunati pontifices » que mentionne saint Avitus, semblerait prouver qu'il a bien pour source la Vie perdue de saint Remi. — Sur les sources de Grégoire pour le règne de Clovis, voy. Junghans, appendice, 8.
La guerre wisigothique est également racontée par Grégoire d'après une tradition à demi-cléricale, à demi-populaire, recueillie à Tours et à Poitiers.
C'est Tours qui forme comme le centre du récit. C'est dans une île de la Loire, près de Tours, qu'AIaric et Clovis se rencontrent. C'est saint Martin qui promet à Clovis la victoire. C'est à Tours que le roi revient célébrer sa victoire et reçoit les insignes honorifiques envoyés par l'empereur d'Orient1. Nous ne devons pas oublier pourtant en montrant dans l'histoire de Clovis tous ces éléments empruntés à la tradition orale que la charpente du récit est composée d'indications chronologiques précises empruntées à des annales 2.
Le premier livre de l'Histoire des Franks, bien qu'extrait presque entièrement d'écrits antérieurs, contient pourtant quelques traditions orales, sans compter la légende de Chrocus dont nous avons déjà parlé : elles ont ce caractère à la fois ecclésiastique et populaire que nous indiquions tout à l'heure.
Telle est la tradition sur le voeu fait par saint Jacques de ne rien manger jusqu'à ce qu'il eût vu le Seigneur ressuscité 3; celle sur saint Jean qui attend vivant dans son tombeau le retour du Christ 4; l'admirable histoire d'Injuriosus et de sa fiancée qui eut la patrie de Grégoire pour théâtre 5;
1. II, 35, 37, 38.
2. Voy. plus haut, p. 85.
3. I, 21 : « Fertur Jacobus apostolus... »
4. 1, 24 : « Hic fertur non gustare mortem... »
5. I, 42 : « Hos usque hodie, duos Amantes vocitare loci incolae voluerunt. »
enfin le récit plus ou moins véridique de la dispute entre les habitants de Poitiers et ceux de Tours au sujet du corps de saint Martin, fait passé sous silence par Sulpice Sévère et que notre évêque avait entendu raconter dans son diocèse 1.
On peut attribuer en général à cette source à demi-légendaire de la tradition ecclésiastique et populaire tout ce que rapporte Grégoire sur les martyrs, les saints, les anciens évêques et surtout les miracles. Quand même il a eu sous les yeux des sources écrites, ces sources elles-mêmes reproduisent le plus souvent des traditions orales où l'illusion se mêle dans une forte proportion à la réalité 2.
A partir du livre III, Grégoire raconte des événements assez récents pour qu'il ait pu les tenir de témoins oculaires ou du moins de contemporains, et il arrive bientôt à l'époque où il est lui-même contemporain. Mais ici encore il faut examiner quels moyens d'information il a eu à sa portée, et distinguer ce qu'il a su par le bruit public et par des rapports plus ou moins vagues de ce qu'il a su par des témoins bien renseignés et dignes de foi. Grégoire ne nous dit pas souvent à qui il doit la connaissance de ce qu'il raconte et, quand il le dit, c'est à l'occasion de détails anecdotiques, non d'événements importants où de semblables indications seraient si précieuses. Il se contente d'ordinaire des vagues formules « ferunt, adserunt, fertur » 3.
1. I, 43.
2. Il serait impossible de désigner tous les chapitres où ces traces de traditions orales se retrouvent. II suffit d'indiquer d'une manière générale quelle autorité l'origine des renseignements fournis par Grégoire permet de leur attribuer, et laisser aux historiens le soin d'appliquer à chaque détail une critique plus précise.
Une tradition, dont il est bien difficile de marquer l'origine, est celle qui fait venir les Franks de Pannonie (H. F. II, 9). Est-ce une trace de la légende savante sur la descendance troyenne des Franks racontée par l'Historia Epitomata et les Gesta? Est-ce une opinion populaire? On ne saurait le décider.
3. II, 6 : « Quae a quibusdam audivi, narrare non distuli. » — II, 9 : « Tradunt enim multi eosdem (Francos) de Pannonia fuisse digressos. » — II, 21 : « Ferunt etiam... » Fondation du monastère de Chantoin par saint Eparchius (S. Cybard). — II, 39 : « Hic fertur in Oriente fuisse... » Voyage de Licinius à Jérusalem. — III, 8 : « ... multi tamen adserunt... » Meurtre d'Hermenfrid par Thierry 1. — IV, 46: « Hic fertur quadam vice dixisse. » Tradition sur la mort du Poitevin Léon, ami de Chramne. — IV, 34 : o ... ut a fidelïbus viris cognovimus... » Légende sur un moine de Randans. — Voyez aussi plus haut, p. 95.
Quant aux indications précises données par Grégoire sur les témoins qu'il a consultés, voici celles que nous avons remarquées : — IV, 12.
Persécutions de Cautinus contre le prêtre Anastase racontées d'après le propre témoignage de ce dernier: «....ut ipse referre eratsolttus."—VI, 6: Miracles de saint Hospice racontés par un sourd-muet qu'il avait guéri. — VI, 8 : Miracle opéré par saint Eparchius, raconté par le comte d'Angoulême qui en avait été témoin : « Hacc ego ab ipsius comitis ore cugnovi... » — VII, 1 : Histoire de l'évêque Salvius (saint Sauve) « ... ut ipse referre erat solitus... » — VIII, 12 : Récit sur l'évêque Théodore de Marseille, fait à Grégoire par Magnéric, évêque de Trêves.— X, 1. Détails sur Grégoire le Grand et son élévation au pontificat rapportés par un diacre de Tours revenant de Rome. — X, 24 : Evénements d'Orient racontés par l'évêque Simon. — Il faut enfin remarquer les étranges idées sur l'Egypte et sur le Nil, que notre auteur avait puisées dans les relations de voyageurs plus ou moins véridiques, « multi locorum perlustratores. » I, 10.
Il est toutefois possible, grâce à ce que nous savons sur la vie de Grégoire, de déterminer avec une assez grande certitude quelles ont été ses sources d'information et quels événements il a pu le mieux connaître. C'est l'histoire de sa vie en effet qui nous permet d'apprécier pour chaque événement la valeur de son témoignage. Bien qu'il s'intéresse à peu près à tout et qu'il tâche de connaître ce qui se passe au loin, même en Espagne ou en Italie, il s'attache surtout aux faits qu'il a le mieux connus, et il mesure la longueur de ses récits non à l'importance des événements, mais à l'abondance de ses informations. Son autorité dépend des lieux où il a vécu et des personnages qu'il a connus.
Nous pouvons examiner à part le IIIe livre et les vingt-et-un premiers chapitres du IVe qui contiennent le récit des événements arrivés dans les vingt-sept années qui ont précédé sa naissance et pendant son enfance et son adolescence. Le IIIe livre est écrit tout entier d'après des renseignements oraux, comme en témoignent l'absence de chronologie et le manque de liaison entre les faits. Ce sont des récits isolés mis bout à bout. Grégoire a pu naturellement être particulièrement bien informé sur les deux pays où il a passé ses premières années : l'Arvernie et la Burgundie 1.
1. Evénements d'Arvernie : III, 2, 9, 12, 13, 16, 21 , 26. — Evénements de Burgundie : III, 5, 6, 11. — Nous voyons Grégoire recevoir des renseignements sur le lac Léman d'un prêtre Suisse (G. M. 76), probablement lors d'un voyage en Burgundie. C'est à une source analogue qu'est dû le récit de l'éboulement du mont Tauredunum (IV, 31).
2. « ... Quem (Gallum) dicto citius arcessitum tanta dilectione excoluit (Theodericus) ut eum proprio filio plus amaret. » V. PP. VI, 2. Theudebert vint souvent aussi en Arvernie (III, 21-27). Le souvenir de ses actions était tout récent et très-vivant dans la ville natale de Grégoire pendant sa jeunesse.
Son oncle saint Gall, que le roi Thierry avait eu en grande amitié et avait même emmené à Trèves et à Cologne, avait dû lui raconter l'histoire de l'Arvernie sous Thierry 2, son oncle saint Nizier la conquête de la Burgundie. Il avait dû voir en outre dans la cité Arverne et à Lyon un grand nombre des témoins oculaires ou même des acteurs de ces événements.
Dans la première partie du IVe livre, les renseignements deviennent plus nombreux et plus précis encore, et des souvenirs personnels se mêlent aux récits qu'il a entendus dans son enfance. Il serait difficile de les distinguer les uns des autres. Il s'étend longuement sur les luttes qui signalèrent l'épiscopat de Cautinus, et nous avons vu qu'il en connaissait les détails de la bouche même d'une des victimes de l'évêque 1. Il donne également une place considérable au récit des révoltes de Chramne 2, et nous savons qu'il connut Wiliachaire, plus tard devenu prêtre, et qui, partisan de Chramne, s'était réfugié dans l'église de Saint-Martin de Tours qu'il incendia.
Il nous raconte dans ses Miracles de saint Martin 3 une conversation qu'il eut plus tard avec lui sur ce qui s'était passé à Tours avant l'époque où il y vint; il avait pu être non moins bien renseigné par les nombreux témoins des faits qu'il raconte et en particulier par l'évêque Eufronius 4. C'est de sainte Radegonde qu'il tenait sans doute ce qu'il nous dit des guerres de Thuringe et de Saxe et de la vie privée de Clothaire. 5
Les fils de Clothaire, Chilpéric, Sigebert et Gontran ont pu également lui faire connaître les actions de leur père, et il a pu apprendre, à la cour même des rois franks, la fin tragique des enfants de Clodomir 6. Sur l'Austrasie les récits de Grégoire sont peu complets et peu précis 7. C'est une série d'anecdotes sans lien qu'il avait pu apprendre en partie de son oncle Gallus, en partie d'autres témoins tels que Sigebert, ou l'évêque de Rheims Egidius, dans son premier séjour en Austrasie.
1. IV, 5, 6, 7, 11, 12, 13. Voy. page 101, n. 3.
2. IV, 13, 16, 17, 20.
3. M. S. M. I, 23.
4. III, 17, 28; IV, 1, 2, 15, 18. .
5. Thuringe : III, 4, 7, 8. - Clothaire : IV, 3, 21. - Saxe : IV, 10, 14 16, 17.
6. III, 18.
7. III, 3, 14, 27, 33, 34, 35, 36.
Les affaires de Bretagne semblent avoir été assez bien connues de l'évêque de Tours. Le siège épiscopal de cette ville était en rapports assez fréquents avec celui de Nantes ; l'évêque de Nantes Félix, avait été mêlé, comme, conciliateur, aux luttes des comtes bretons 1. Grégoire, qui le connaissait et eut même plus tard à se plaindre de lui 2, put entendre de sa bouche le récit de ces événements ainsi que la fin tragique de Chramne 3.
Grégoire s'occupe aussi des pays du Midi, surtout dans leurs rapports avec le royaume frank. Il connaît assez bien ce qui touche l'Espagne et les rois wisigoths, autant comme habitant de l'Arvernie que comme habitant de la Touraine 4.
L'histoire de l'Arvernie est en effet intimement unie à celle de la Septimanie qui y confinait presque, et où les Goths d'Espagne et les Franks étaient continuellement en lutte 5. Tours était sur le chemin des ambassades qui étaient constamment échangées entre le Nord de la Gaule et l'Espagne, et nous voyons Grégoire s'entretenir avec les envoyés 6. Il connaît moins bien les affaires d'Italie 7 et il raconte très-inexactement tout ce qui s'y est passé. Il ne pouvait en effet être renseigné que d'une manière indirecte sur les affaires de ce pays.
Nous indiquerons enfin parmi les récits que Grégoire emprunte à des relations orales, la charmante et curieuse anecdote de l'évasion d'Attale 8 qu'il avait évidemment entendu raconter dans sa famille.
A partir de la mort de Clothaire, Grégoire est un témoin contemporain 9. Il a vingt-trois ans, il va bientôt être consacré diacre, et il commence une vie d'activité religieuse et même politique qui le mêle à tous les grands événements de son temps.
1. IV, 4.
2. V, 5.
3. IV, 20.
4. III, 10, 29, 30; - IV, 8. . 5. III, 21-23.
6. V, 44 ; VI, 40 ; IX, 16.
7. III, 31, 32 ; IV, 9. — Grégoire- dit qu'Amalasonte épousa l'esclave Traguilan, et que les Italiens appelèrent Théodat, roi de Toscane, qui la fit périr ; ce fut au contraire Eutharic qu'épousa Amalasonte ; elle gouverna après la mort de Théodoric pour son fils Athalaric, et à la mort de celui-ci, elle appela Théodat qui l'exila. Il n'est donc pas vrai que Théodat ait eu à payer aux rois franks une composition pour ce meurtre. — Il n'est pas exact non plus que Buccelin se soit emparé de la Sicile ; il demeura en Italie et y fut tué par Narsès.
8. III, 15.
9. C'est en réalité à partir du 1. V que Grégoire se met à écrire au fur et à mesure des événements. Les quatre premiers livres forment un ensemble terminé par un résumé chronologique, ce qui n'existe pas pour les livres suivants. Il y a pourtant plus de précision à partir de 561, et déjà il avait l'intention de poursuivre son oeuvre : « quod in sequentibus libris, Domino juvante, disserimus » (IV, 50).
Le récit offre dès lors moins de lacunes et de désordre. Nous avons sous les yeux, non pas une histoire composée avec art, mais des mémoires à la fois personnels et politiques où rien d'essentiel n'est omis. L'intérêt que Grégoire porte aux faits historiques est toujours proportionné moins à leur importance qu'à la part qu'il y a prise. Aussi s'étend-il avec une complaisance toute particulière sur les événements dont il a été témoin oculaire 1. Nous examinerons au chapitre suivant quelle confiance nous pouvons avoir dans sa clairvoyance et sa sincérité lorsqu'il raconte des faits auxquels il a assisté.
D'ailleurs le fait même de sa résidence à Tours, au centre de la lutte entre les fils de Clothaire, plus tard le rôle politique important qu'il joua auprès de Childebert et de Gontran, le rendaient précisément spectateur des événements historiques les plus considérables, et qui méritaient le mieux le développement et les détails avec lesquels il les raconte. Il n'en est point partout ainsi, il est vrai ; les troubles civils de la ville de Tours 1, les intrigues monastiques d'Ingeltrude 2 et de Chrodielde 3 n'intéressent en rien l'histoire générale. Mais ces récits nous sont précieux pour la connaissance des moeurs de l'époque.
A côté de ce qu'il a connu par lui-même, Grégoire a cherché à rendre son récit le plus complet possible, et a recueilli de tous côtés des informations pour ne rien omettre de ce qui intéresse l'histoire des royaumes franks.
Nous avons vu dans sa biographie quelle était l'importance de Tours comme centre religieux de la Gaule ; Grégoire nous montre les pèlerins y affluant des provinces les plus éloignées. Il a pu avoir par eux un grand nombre de renseignements oraux. — Mais surtout la position éminente de l'évêque de Tours le mit en relations avec tous les plus grands personnages de son temps, avec tous ceux qui y jouèrent un rôle, et il put connaître les événements politiques par ceux mêmes qui en avaient été les principaux acteurs. Il connut quatre rois : Sigebert, Chilpéric, Childebert et Gontran 4, quatre reines : Radegonde, Brunehaut, Frédégonde, et Ingoberge femme de Charibert 5; Chrodielde et Bertheflède, filles de Charibert; Agnès, fille de Clothaire; Basine, fille de Chilpéric 6.
1. VII, 47;- IX, 25.
2. IX, 32 ; X, 12.
3. IX, 39-44 ; X, 15, 17, 19.
4. Nous le voyons auprès de Sigebert en 572-573 (Voy. plus haut, p. 29). Il est auprès de Chilpéric aux synodes de Paris et de Braine (V, 19, 45, 48; VI, 3, 5), auprès de Childebert à Coblentz .(VIII, 13-14; IX, 20), auprès de Gontran à Orléans et à Chalon (VIII, 1-7; IX, 20).
5. Nous avons vu (plus haut, p. 31) ses rapports avec Radegonde; il connut Brunehaut à la cour de Sigebert et à celle de Childebert, Frédégonde à celle de Chilpéric, Ingoberge dans sa retraite après la mort de Charibert (IX, 26). C'est par ces femmes sans doute qu'il connut tous les détails qu'il nous donne sur la vie privée des rois franks : Clothaire (IV, 3) Charibert (IV, 26); Chilpéric (IV, 28); Gontran (IV, 25).
6. Chrodielde et Berthefiède (IX, 33, 39; X, 15, 17,19); Basine (IX, 39,43; X, 15, 16). — Agnès était avec Radegonde à Poitiers, et les vers de Fortunat, adressés à Grégoire, nous montrent qu'elle était, comme sa mère, amie de l'évêque de Tours.
L'affaire de Mérovée et de Gontran Boson, qui eut tant d'importance sous le règne de Chilpéric, se passa en partie sous les yeux de Grégoire. Il sait le reste par les trois principaux acteurs de ce drame, Mérovée et Gontran, dont il était le protecteur naturel pendant qu'ils étaient réfugiés à Saint-Martin de Tours, et Prétextat, évêque de Rouen, dont il fut le défenseur au synode de Paris l. Ce même Gontran Boson joua un rôle important dans la révolte de Gondovald 2, mais nous ne savons si Grégoire eut occasion de le revoir après cette prise d'armes ; les détails en furent probablement racontés à l'évêque de Tours par Bladaste et Garachaire, complices de Gondovald, qui s'étaient réfugiés dans l'église de Saint-Martin et dont Grégoire obtint la grâce 3.
Par ses voyages à Paris, à Rheims, en Austrasie, à Chalon, en Burgundie, en Aquitaine, il avait dû se trouver en rapport avec un grand nombre des acteurs des événements qu'il raconte, et concevoir une idée claire de l'état politique des royaumes franks. Aussi paraît-il également bien renseigné sur chacun d'eux et ne néglige-t-il ni le Midi ni la Bretagne qui dans les premiers livres n'étaient mentionnés que rarement 4. Les nouvelles ecclésiastiques lui sont toutes rapportées fidèlement,, soit par écrit soit de vive voix. Tours est véritablement un point central où Grégoire est admirablement bien placé pour tout observer et tout entendre; et s'il ne donne pas toujours aux événements leur importance relative, du moins paraît-il n'en omettre aucun.
1. Mérovée : IV, 28; V, 2, 3, 13, 14, 19. 49; Gontran Boson : V, 4, 14, 19, 25, 26 ; Prétextat : V, 19; VII, 16.
2. VI, 26; VIl, 14, 32, 36; VIII, 21 ; IX, 8, 10, 23.
3. VI, 24; VII, 10, 26, 27, 28, 30-39, 43; VIII, 6.
4. Midi : IV, 30, 42-45; V, 21, 36; VI, 1, 11, 12; VII, 9; VIII, 12, 30; IX, 7, 21, 22, 24, 31 ; X, 22. — Bretagne : V, 16, 22, 27, 30, 32 ; VIII, 34 ; IX, 18; X, 9.
5. V, 15.
Nous ne voulons pas refaire encore ici la biographie de Grégoire en ènumèrant tous les événements auxquels il a assisté. Mais nous croyons être utile à ceux qui étudieront Grégoire en donnant la liste des chapitres où sont racontés les faits dont nous sommes sûrs qu'il a été témoin.
Livre IV : 30. Expédition du comte Firmin contre Arles; 31.. Peste en Arvernie ; 32. Le moine Julien ; 33. L'abbé Sunniulf; 35. Luttes pour l'évêché d'Arvernie ; 36. Saint-Nizier de Lyon. — Grégoire qui était à la cour de Sigebert en 572-573, puis à Tours en 573-575, a dû voir de près une partie des luttes entre les fils de Clothaire dont l'Aquitaine et l'Austrasie furent les principaux théâtres. (C. 48-52).
Livre V : 1, 2. Guerre en Touraine. Mérovée à Tours ; 4. Gontran Boson à Tours; 6. Miracle dans l'église de Saint-Martin ; 7. Saint Senoch; 13. Leudaste en Touraine ; 14. Mérovée et Gontran Boson ; 19 Affaire de Prétextat et de Mérovée; 22. Le comte Winnoch à Tours; 24. Prodiges à Tours ; 25. Gontran Boson à Tours; 44. Agila à Tours; 45 et 48. Grégoire auprès de Chilpéric à Braine.
Livre VI : 3. Alliance de Chilpéric et de Childebert; Grégoire à Novigentum ; 5. Discussion entre Chilpéric et un Juif; 10. Vol à Saint-Martin de Tours ; 12. Guerre entre Chilpéric et Gontran ; 13. Lupus et Ambrosius ; 32. Leudaste ; 40. Oppila à Tours.
Livre VII : 12, 13. Guerre en Touraine et en Poitou ; 21, 22. Ebérulf à Tours; 23. Assassinat du juif Armentarius; 29. Meurtre d'Ebérulf; 47. Troubles civils à Tours.
Livre VIII : 1-7. Gontran à Orléans; 13-14. Grégoire, à Coblentz; 15-17. Grégoire auprès de Wulfilaïc ; 26. Affaires de Touraine et de Poitou; 34. L'enfant Anatolius; 40. Pelagius à Tours.
Livre IX : 6. Imposteurs à Tours ; 7. Ennodius à Tours ; 13-14. Grégoire à Rheims; 16. Ambassade espagnole; 20. Grégoire à Metz et à Chalon; 25. Troubles civils à Tours ; 26. Mort d'Ingoberge; 30. Tours exempté d'impôts ; 33. Ingeltrude et sa fille à Tours ; 39-44. Troubles à Sainte-Croix de Poitiers.
Livre X : 5. Violences de Cuppa à Tours; 11. Offrandes faites à saint Martin par Frédégonde; 12. Ingeltrude et Berthegonde; 13. Prêtre hérétique à Tours ; 15, 17, 19. Troubles à Ste-Croix de Poitiers ; 31. Episcopats d'Ëufronius et de Grégoire.
Georgius Florentius Gregorius, Père de l’Histoire de France (Grégoire de Tours) <==
Histoire et légende de Sainte Radegonde, Reine des Francs et abbesse de Poitiers <==
Le Tombeau de Saint-Remi de Reims- (vers 437-13 janvier 53) <==
Le poète Venantius Honorius Clementianus Fortunatus (Venance Fortunat) <==
Historia Francorum Chronique d’Adémar de Chabannes (Ademarus Cabanensis)<==