Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
PHystorique- Les Portes du Temps
7 juin 2023

Une prétendue tradition populaire à Niort de Guillaume IX d'Aquitaine

Favre (1) rapporte, d'après Ginguené, une anecdote de « haulle gresse » qui a trait à Guillaume IX duc d'Aquitaine et comte de Poitiers (1086-1123).

« On conserve encore à Niort la tradition d'un trait de libertinage unique peut-être en son genre ; Guillaume y avait fait bâtir, pour son usage, une maison de débauche en forme de couvent .divisé en cellules, gouverné par une abbesse ou prieure et où toutes les sortes de prostitution étaient soumises, comme le sont les exercices monastiques, à des pratiques régulières » (2).

 Un écrivain italien, M. Pio Rajna, a consacré à cette historiette un article spirituel (3) dont je ne saurais trop vivement conseiller la lecture, car il me paraît un excellent exemple de la finesse et de l'esprit scintillant qu'apportent les Italiens dans les travaux d'érudition.

Pio Rajna s'est attaché d'abord à retrouver les sources de Ginguené ; il est remonté jusqu'au chroniqueur anglais Guillaume de Malmesbury (4), dont voici le texte :

« Denique a pud castellum quoddam Yvor, habitacula quaedam, quasi monasteriola construens, abbatiam pellicum ibi se positurum delirabal, non cupatim illam et illam, quae cumque famosioris prostibuli esset, abbatiam vel priorem, caeteras vero of filiales institulurum cantitans ».

On voit combien Guinguené en usait librement avec les sources; non seulement il identifie Yvor (5) avec Niort, ce qui est admissible, mais il présente comme une tradition encore vivante de son temps, un récit tiré d'un chroniqueur du XIIe !

Devons-nous, maintenant, tenir pour vrai le fait rapporté par Guillaume de Malmesbury? Son témoignage, contemporain des événements qu'il raconte, a, par la même, une toute autre valeur qu'une tradition orale.

Examinons donc de près les paroles du chroniqueur:

Le duc d'Aquitaine a l'ail construire des habitations ressemblant à de petits monastères où il a l'idée extravagante (6) de créer un couvent de prostituées; mais le texte ne nous dit pas qu'il ait mis ce projet à exécution; il ajoute seulement « il chantait » (7), qu'il nommerait abbesse ou prieure de son abbaye « tantôt celle-ci, tantôt celle-là » qu'il choisissait parmi les prostituées les plus fameuses.

Il chantait... Guillaume a donc composé une chanson où selon le terme qu'emploient les troubadours eux-mêmes, « un vers » sur le fameux couvent qu'il faisait construire.

 C'est évidemment par ce poème que le chroniqueur a appris et l'érection et l'usage projeté de la future abbaye ; s'il en avait été instruit autrement, il ne manquerait pas de nous dire, puisqu'il écrit après la mort de Guillaume IX, quelle suite le duc a donné à ses desseins et s'il les a réalisés.

Nous voici gravement mis en défiance.

Le grand-père d'Aliénor, le prince troubadour (8) nous a laissé des poèmes où sa muse se plaît à gasconner sur des sujets particulièrement scandaleux.

Si Guillaume de Malmesbury n'a connu, comme il paraît évident, le prétendu couvent de Niort que par un poème de Guillaume IX; il a bien pu être la dupe, d'une facétie du duc analogue à celle qui fait le sujet de  « En Alvernhi » (9).

Si on y réfléchit, il paraît tout à fait invraisemblable que Guillaume IX, quelle qu'ait été son audace et sa puissance, ait osé édifier en plein XIIe siècle une parodie outrageante des couvents réguliers.

 La mauvaise réputation qu'avaient valu au Comte de Poitiers ses poèmes et ses fantaisies amoureuses, a induit en erreur Guillaume de Malmesbury et il a pris pour un trait de moeurs scandaleuses une fiction qui sert de thème à une chanson grivoise (10).

La trame de la chanson du trouvère transparaît sous le récit du chroniqueur.

Le poète annonce qu'il a décidé d'instituer une abbaye de femmes généreuses de leurs faveurs.

Déjà s'élèvent les bâtiments, il cite les noms, de quelques galantes dames » ; elles seront bien dignes de revêtir les dignités conventuelles, l'une sera abbesse, l'autre prieure..

M. Pio Rajna devine sous le texte latin le rythme léger des vers provençaux, alternativement de six et huit pieds, comme dans « En Alvernhi, part Lemozi ».

Le singulier couvent du duc d'Aquitaine est composé, nous dit Guillaume de Malmesbury, de petits bâtiments isolés « monasteriola » comme les abbayes de l'ordre des Chartreux que venait de fonder en 1084 saint Bruno.

L'effet plaisant que cherchait le poète dans sa chanson était d'autant mieux atteint que le contraste paraissait plus burlesque entre la rude discipline des Chartreux et la règle scandaleuse qu'il imaginait.

De quelle condition étaient les dames dont Guillaume citait les noms dans son poème? le chroniqueur croit que ce sont-des-prostituée; nous pensons plutôt que c'étaient des femmes mariées et de nobles dames.

 Dans « En Alvernhi, part Lemozi », Guillaume IX met en scène la femme de « sire Garin », celle de « sire Bernard » et il eu fait les héroïnes d'une bien singulière aventure. Sans doute, dans la chanson de l'abbaye de Niort comme dans « En Alvernhi », les noms cités étaient des noms de fantaisie; mais sous la fiction, la curiosité des auditeurs mise en éveil, cherchait des identifications, d'autant plus amusantes qu'ils pouvaient aisément les multiplier dans cette société très libre qu'était la noblesse aquitanique au XIIe siècle.

Dût-on nous accuser de vouloir arracher à Niort la gloire peu enviable d'avoir connu dès le XIIe siècle une de ces maisons « au bord de l'eau » qui ont si longtemps défrayé la verve gauloise de nos pères; nous nous rallions pleinement à la thèse de M. Pio Rajna : L'abbaye de débauche de Niort n'a jamais existé que dans la chanson.

Ce n'était pas l'avis de M. Richard (II) ; il se pose seulement dans son histoire des comtes de Poitiers la question de savoir si le duc d'Aquitaine avait obéi, en créant son singulier monastère, à ses goûts de débauche ou à une pensée de réglementation policière inspirée par ce qu'il avait vu en Orient.

On peut se demander pourquoi Guillaume IX a choisi Niort pour localiser son étrange fiction.

C'est peut-être parce que notre ville était l'un de ses séjours familiers.

Nous savons qu'en 1107 (12) le prince troubadour signa à Niort une charte en faveur de l'abbaye de Montierneuf et que peu de temps après sa mort (1127), son compagnon Marcabrun terminait ainsi son poème « Del Lavatore » (13) :

« Seigneur Dieu... donne repos à l'âme du comte

Et ici, que le Seigneur Dieu qui ressuscita protège

le Poitou et Niort. »

Cette invocation particulière en faveur de -Niort, venant aussitôt après un souhait pieux pour le repos de Guillaume IX, semble indiquer qu'un lien que nous ignorons rattachait plus particulièrement le souvenir du comte à notre ville.

LEVIEIL.

 

 

==> Croisade de Guillaume IX le troubadour, grand-père d’Aliénor d’Aquitaine et premier poète connu en langue occitane.

==> Guillaume (Guilhem) IX et Le vase d'Aliénor d’Aquitaine (Bataille de Cutanda)

==> Poème Pos vezem de novel florir de Guillaume IX d’Aquitaine (L’idéal courtois des troubadours : la fin’amor)

==> L'abbaye du bout du monde de Saint Jean d’Orbestier Fondée par Guillaume IX, duc d'Aquitaine et comte de Poitou

 


 

l'Education d'Aliénor d'Aquitaine

Guillaume IX d'Aquitaine (Guillaume VII de Poitiers), celui qui devait être le comte le plus riche et le plus puissant du Poitou, prit le pouvoir en 1086 au début de la crise religieuse de la réforme grégorienne à son point le plus fort.

 

(1) Favre,.Histoire de Niort.

(2) Guinguené, Hist. litt. tome XIII, p. 43.

(3) Romania, t. VI, 1877, p. 249 : la badia di morte (l'abbaye de Niort).

(4) Gité notamment par Hauteserre : Rerum Aquitanicarum libri quinque... texte dans Dom Bouquet, Hist. Franc., XIII, p. 19,

(5) Nous avons relevé la forme Nivortum employée par un ancien biographe de Saint-Maixent (A. -SS.- Bolland, juin t. v., .p. 173, n. 20) ; cette forme explique le provençal Nivor.

Le copiste de la Chronique de Guillaume de Malmesbury a simplement omis la lettre N du début. L'identification .d'Ivoir avec Niort est admise par tous ceux qui ont étudié le texte cité ; cf. en dernier lieu : Alfred Jeanroy : Les Chansons de Guillaume IX d'Aquitaine ; Champion, 1913, p. IX.

(6) Delirabat.

(7) Cantitans.

(8) Jeanroy, op. cit.

(9) Jeanroy, p. 9. Le duc rencontre deux dames et feint d'être muet. Heureuses de trouver un compagnon dont l'infirmité leur garantit la discrétion, elles remmènent chez elles et le mettent à l'épreuve.

« Derrière moi, elles apportèrent un chat méchant et félon et l'une le tira le long de mes côtes jusqu'au talon...

Rassurées par le mutisme persistant de leur ami, les galantes dames se livrèrent sans réserve à d'amoureux déduits ; je cite en provençal :

Tant las fotei oom auzirets :

Cen e quatre vint et ueit vetz, ;

Q'a pauc no i rompei mos coretz

E mos arnes

E no us puesc dir lo malavez,

Tan gran m'en près.

(10) Les biographes .de Guillaume IX sont tombés à plusieurs reprises dans la même erreur que Guillaume de Malmesbury, voir à ce sujet Jeanroy, op. cit. p. 153. C'est ainsi que « e anee lonc temps per le mon per euganar les domnas » n'est que le décalque d'un vers provcençal.

 

(11) A. Richard, Histoire des Comtes du Poitou, 1.1, p. 497, note 1.

(12) Archives de la Vienne, orig. Montierneuf, Sceaux n° 125.

(13) Voir Romania, t. VI, p. 119, l'article de Paul Meyer (sur le troubadour Marcabrun) qui date et explique la pièce « del lavatore ».

Publicité
Commentaires
PHystorique- Les Portes du Temps
Publicité
Publicité