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PHystorique- Les Portes du Temps
1 janvier 2022

La mauvaise réputation d’Aliénor d’Aquitaine ou l’honneur d’une reine dans l’invention moderne

La mauvaise réputation d’Aliénor d’Aquitaine ou l’honneur d’une reine dans l’invention moderne

Par Ch. KOHLER. A Monsieur Ch. Bémont.

Mon cher ami,

Les lignes qui suivent vous remettront sans doute en mémoire un entretien que nous eûmes il y a quelques mois sur un sujet assez délicat.

Nous parlions d'une femme, noble dame dont les aventures ont longtemps défrayé la chronique et que deux mariages retentissants placèrent au premier rang dans le monde politique. Je n'ai point à taire son nom puisqu'il fut dans toutes les bouches : il s'agissait d'Aliénor de Guyenne, la belle et, dit-on, volage épouse de Louis VII, et la femme malheureuse de Henri II d'Angleterre.

Vous aviez lu, non pas chez un conteur de fables, mais chez un grave historien, auteur d'une récente Histoire des comtes de Poitou, M. Alfred Richard (1), la relation d'un épisode de la deuxième croisade, dans lequel la conduite inconsidérée d'Aliénor fut, pour l'armée française, la cause d'un irréparable désastre.

Voici, en effet, ce que raconte M. Richard (2) :

Les croisés français, poursuivant leur marche à travers l'Asie Mineure, s'étaient séparés en deux corps. Le gros de leur armée, sous le commandement du roi, formait l'arrière-garde. L'avant-garde, à laquelle la reine s'était jointe avec les dames de qualité, était conduite par un seigneur poitevin, Geoffroi de Rancon.

Ce seigneur avait reçu l'ordre d'occuper une montagne escarpée et d'attendre au sommet l'arrivée du roi. Il se disposait à camper sur l'emplacement désigné, lorsqu'Aliénor ayant aperçu, d'un autre côté, une vallée fertile et verdoyante, voulut y descendre. Geoffroi, après quelque résistance, accéda à son désir, et la suivit avec toute sa troupe.

Les Turcs, qui observaient ses mouvements, ne furent pas longs à reconnaître l'avantage que leur donnait son départ. Ils se placèrent en embuscade dans les lieux mêmes que Geoffroi venait d'abandonner, et, quand l'arrière-garde des croisés, sans méfiance, s'engagea sur les flancs de la montagne, ils se jetèrent sur elle et en firent un effroyable carnage.

Le roi lui-même, assailli de toutes parts, faillit trouver la mort dans le combat.

Geoffroi de Rancon, honni de l'armée, n'échappa à la peine capitale que grâce à l'intercession de celle qui était, au moins en partie, responsable de sa faute.

Comme unique référence, M. Richard cite l’Historia hierosolymitana de Guillaume de Tyr.

Cependant ce n'est pas chez cet historien que M. Richard a puisé l'étrange renseignement qu'il nous donne sur le rôle d'Aliénor. Guillaume de Tyr relate bien, d'après Odon de Deuil, la division de l'armée française en deux corps après le passage du Méandre, l'indiscipline de Geoffroi de Rancon et les funestes conséquences qu'elle eut pour les croisés (3).

Mais il n'associe en aucune façon Aliénor à ces événements. Il paraît même ignorer qu'elle fît partie de l'avant-garde.

Pas plus que vous, je ne connaissais l'origine de l'accusation si grave portée contre la reine de France. Nous cherchâmes son premier accusateur parmi les écrivains des XIIe et XIIIe siècles.

Puis, ces quelques recherches n'ayant point donné de résultat satisfaisant, nous renonçâmes à les mener plus loin.

J'ai eu l'occasion dernièrement de les reprendre, et je puis aujourd'hui, je crois, vous apporter la solution du petit problème dont l'examen nous avait arrêté quelques instants.

A la vérité, je n'eus pas grand'peine à faire sortir de l'ombre l'informateur de M. Richard. Il a moins d'autorité en la matière que Guillaume de Tyr : c'est M. de Villepreux, un avocat bordelais, auteur d'une biographie d'Aliénor, parue en 1862 (4). M. Richard lui a emprunté non seulement le fond de son récit, mais des phrases ou parties de phrases. Il le mentionne d'ailleurs, comme une de ses sources, dans la Table des ouvrages cités qu'il a jointe à son livre.

M. de Villepreux, lui aussi, donne des références, qu'il cite de la façon suivante : « Recueil des historiens des Gaules, t. XII, 111, Hugonis Pictav. Hist. Viziliac. monasterii.— Massiou, Hist. de l’Aunis et de la Saintonge, t. II, p. 513. — Odon de Deuil. — Gestes de Louis VII. »

Mais ni la Vie de Suger, par Guillaume de Saint-Denis, publiée au t. XII, p. 111, du recueil de D. Bouquet, ni l’Historia Viziliacensis monasterii ne font la moindre allusion à l'incident qui nous intéresse. Ces écrits ne prononcent même pas le nom de Geoffroi de Rancon à propos de la croisade. Odon de Deuil et l'auteur des Gesta Ludovici racontent la désobéissance du chef de l'avant-garde, mais n'y mêlent ni de près ni de loin Aliénor.

En réalité, l'unique source de M. de Villepreux, pour ce qu'il dit de celle-ci, c'est l’Histoire politique civile et religieuse de l’Aunis et de la Saintonge de D. Massiou (5), figurent les mêmes informations, moins toutefois un trait dont il a cru devoir assaisonner son récit, savoir que les prières de la reine-sauvèrent Geoffroi de Rancon de la potence.

Massiou à son tour produit des témoignages : « Script, rer. pane, t. XII, p. 278, et t. XIII, p. 737 (6). —Hist. d'Eléonore d'Aquitaine 2, p. 60. — Dom Vaissète, Hist. du Languedoc, t". II, p. 440. — Art de vérifier les dates, p. 546.(7) — Le comte de Ségur, Hist. de France, t. VIII, p. 37 et 58. »

Mais, de toutes ces sources, la seule dans laquelle la reine apparaisse comme l'inspiratrice de l'acte d'indiscipline du seigneur poitevin, la seule même où elle soit nommée, c'est l'Histoire de France du comte de Ségur (8)

Ici, malheureusement, la piste que nous suivions se perd, le comte de Ségur ne donnant aucune référence.

Je vous dirai dans un instant par suite de quelle circonstance les recherches faites pour retrouver cette piste n'ont pas abouti. Il n'y avait pas lieu, d'ailleurs, de s'y attarder, et mieux valait, maintenant, reprendre la poursuite par une autre voie partant des plus anciens récits de la croisade de Louis VII, puisque l'on pouvait supposer a priori que l'origine de l'accusation portée contre la reine était plus rapprochée du XIIe siècle que du XIXe siècle.

Force fut donc de parcourir, dans l'ordre chronologique, tous les écrits, tant historiques que poétiques, dans lesquels des histoires complètes ou partielles de la croisade avaient pu prendre place.

Le moyen âge entier y passa, sans donner l'ombre d'un résultat, et le XVIe siècle aussi.

Enfin, dans le premier quart du XVIIe siècle, un indice apparut : un historien presque complètement oublié aujourd'hui, bien qu'il ait été parmi les premiers à concevoir et à composer une histoire de France qui ne fût pas une simple chronique, Scipion Dupleix, fait mention d'Aliénor à propos de l'affaire de Geoffroi de Rancon.

Ayant tout d'abord raconté cette affaire et le désastre de l'armée française d'après le seul Guillaume de Tyr, il ajoute :

« J'eusse désiré que quelqu'un de ceux qui ont escrit cete histoire nous eût dit quelque chose d'Eleonor et des autres dames Françoises, qu'est-ce qu'elles devindrent durant ce combat et la route des nostres, et comment elles furent sauvées. Mais n'en trouvant rien, je conjecture par les evenemens qu'elles estoient à l’avant- garde pour arriver de bonne heure au logement assigné. loint qui si elles se fussent rencontrées à ce sanglant chamaillis, il n'y a point d'apparence qu'elles s'en fussent reschapées. »

Scipion Dupleix formule prudemment une hypothèse. Il se trouva quelqu'un pour transformer cette hypothèse en réalité. Ce quelqu'un c'est le jésuite Louis Maimbourg, historien plus connu de nos jours par ce qu'en disent les dictionnaires biographiques que par ses propres ouvrages.

Maimbourg affirme avec tranquillité dans son Histoire des croisades, parue en 1675 (10), qu'Aliénor accompagnait l'avant-garde des croisés, et les termes dans lesquels il le dit font bien voir qu'il avait sous les yeux le passage de Dupleix. A cela, d'ailleurs, se bornent les observations qui le concernent dans l'enquête que nous poursuivons. On ne trouvera chez lui aucune allusion à des sollicitations adressées à Geoffroi de Rançon par la femme de Louis VII II attribue la résolution du chef poitevin aux conseils de ses guides.

Nous ne tenons donc pas encore l'auteur de l'accusation portée contre la reine ; mais il ne saurait plus nous échapper, et, de fait, après avoir encore franchi tout le XVIIIe siècle, nous le saisissons au début du XIXe

. Et c'est un homme considérable, dont les écrits, en ce qui touche notamment l'histoire des croisades, ont longtemps fait autorité : c'est Michaud.

Au tome II de son Histoire des croisades, dont la première édition a paru de 1812 à 1822, nous voyons, enfin, expressément affirmée la complicité d'Aliénor dans la résolution prise par Geoffroi de Rancon contrairement aux ordres du roi (11).

A son récit, le comte de Ségur, Massiou, Villepreux et M. Alfred Richard n'ont fait qu'ajouter successivement quelques détails pittoresques, puisés à l'abondante source de leur imagination.

 Massiou croit savoir que Geoffroi de Rancon éprouvait pour la reine un amour discret et tendre, et Villepreux voudrait bien, semble-t-il, nous faire entendre que celle-ci le payait de retour.

Quant à Michaud, il n'avait par devers lui — nous sommes en droit de le penser — aucun indice lui permettant de charger Aliénor comme il l'a fait ; car, après avoir répété ses accusations dans les deuxième, troisième et quatrième éditions de son Histoire, il les a discrètement supprimées dans la cinquième, publiée en 1838.

Cette cinquième édition est celle que l'on consulte habituellement ; c'est celle que j'avais sous les yeux au début de mes recherches. Il ne me vint donc pas à l'idée que le récit du comte de Ségur eût été tiré de celui de Michaud. Mais cet emprunt ne peut faire doute : il suffit pour s'en convaincre de comparer les deux textes.

C'est donc bien à Michaud que l'anecdote doit le jour. Nous voulons croire qu'il ne l'a pas forgée de propos délibéré, mais plutôt qu'une réminiscence, inconsciemment amplifiée par lui, du passage de Maimbourg l'aura induit en erreur.

Plus tard, lors d'une révision qu'il fit de son livre, il a réparé sa faute, je ne dis pas dans la mesure du possible puisqu'il ne s'en est pas expliqué franchement, mais du moins dans la mesure où sa vanité d'auteur le lui a permis.

Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, des raisons qui l'ont conduit à modifier son premier récit, ce n'est pas sur ce point que nous devons conclure : Aliénor seule nous intéresse.

 Beaucoup de passions, de nature et de tendances diverses, s'agitèrent autour de cette femme, et il n'est pas surprenant que sa réputation en ait souffert : dès le XIIe siècle, des histoires scandaleuses coururent sur son compte.

Qu'aujourd'hui il se trouve des historiens sérieux pour inventer et pour répéter sans contrôle à son sujet de ridicules calomnies, ce serait à faire croire que d'antiques haines inassouvies, s'attachant à ternir sa mémoire, les ont choisis pour instruments de leurs vengeances.

Ne demandons pas aux temps mythiques l'explication du phénomène. Contentons-nous de souhaiter qu'il ne reste rien désormais des racontars de ces mauvaises langues, et que votre heureuse curiosité ait en temps utile coupé les ailes à leurs fantaisies.

 

 

Mélanges d'histoire offerts à M. Charles Bémont par ses amis et ses élèves, à l'occasion de sa vingt-cinquième année de son enseignement à l'Ecole pratique des hautes études

 

 

 

 

 

La vie d’Aliénor d’Aquitaine <==

La veuve de Simon de Parthenay fait don des revenues des moulins de Secondigny chez le seigneur de Vouvant Geoffroy de Rancon<==

 


 

(Photo Aliénor et L'Epopée de Richard Coeur de Lion,  Cie Capalle Château Talmont)

1. Paris, Alph. Picard et fils, 1903, 2 vol., gr. in-8».

2. T. II, pp. 91-92.

(3). Historia hierosolymitana, 1. XVI, ch. xxv (Hist. occid. d. crois., t. I, pp. 747-749). —Guillaume de Tyr a omis un renseignement que fournit Odon de Deuil, savoir que Geoffroi de Rançon fut menacé de la pendaison (éd. du P. Chifflet, 1660, p. 66).

(4). Louis de Villepreux, Éléonore de Guyenne. Étude biographique. Paris, Hachette, 1862, in-8». Cf. pp. 26-27. — Cet ouvrage a été commenté avec beaucoup d'indulgence par M. Tamizey de Laroque dans un important article de la Revue d'Aquitaine, t. VIII, paru en 1863-1864. M. Tamizey de Laroque, qui s'attache tout spécialement à faire la part du vrai et du faux dans ce que l'on a écrit sur les méfaits de la reine, a cependant négligé complètement l'incident qui nous occupe.

(5). La 2e édition de cet ouvrage, que j'ai eue sous les yeux, a paru à Saintes en 1846, 3 vol. in-8°. Le passage auquel se réfère M. de Villepreux figure au tome I, pp. 521-523.

(6). A la page 278 du tome XII du recueil de D. Bouquet, figure un extrait de la Chronique de Soissons, et, à la page 737 du tome XITI, se trouvent des extraits de Guillaume de Nangis et des Chroniques du Mont-Cassin.

(7). Il s'agit sans doute de l'Histoire d'Éléonore de Guyenne, duchesse d'Aquitaine, par M*** [Isaac de Larrey]; Londres et Paris, 1788, in-8°, ouvrage qui tient à peu près autant du roman que de l'histoire. La première édition de ce livre a paru en 1691 à Rotterdam, in-8», sous le titre : L'héritière de Guyenne ou histoire d'Éléonore, fille de Guillaume, dernier duc de Guyenne... etc. Une seconde édition, portant le même titre que la première, a été publiée [à Rouen], en 1692, in-12.

(8). T. IV (paru en 1824), pp. 288-289.

(9). Histoire générale de France avec l'estat de l'Eglise et de l'Empire, par M. Scipion Dupleix; Paris, Laurent Sonnius, 1624, in-fol., t. II, p. 161. Les éditions subséquentes de cet ouvrage contiennent ce même passage.

(10). Deux vol. in-4», t. I, pp. 342-344, 350; et éditions subséquentes : 1681, in-$°, t. II, p. 5-7, 15; 1686,in-4°, 1.1 (t. V des OEuvres complètes), pp. 302 et 308.

(11). Ici je dois faire un aveu : je n'ai pu consulter une biographie d'Eléonore de Guyenne parue sans nom d'auteur, en 1791-1792, sous le litre Eleonore Kôidgin von Frankreich oder Geschichle des zweilen Kreuzzuges (Chemnitz, 2 vol. in-8), et qui serait due à Christian-Gotlfried Kretschmar. La mention m'en a été fournie par le Rép. des sources hist. du moyen âge, du chanoine Ulysse Chevalier, sub. v». Éléonore de Guyenne. J'ai vainement demandé celte histoire dans les bibliothèques de Paris, et les recherches que M. le pasteur Dr H. Hagenmeyer a bien voulu faire pour moi en Allemagne n'ont pas encore abouti. A Chemnitz même l'ouvrage est inconnu.

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