1840 - RAPPORT de Prosper Mérimée au ministre de l’intérieur (MONUMENTS HISTORIQUES.)
La commission des monuments historiques, dans son dernier rapport, déplorait l'insuffisance des secours affectés à la conservation des édifices remarquables de toutes les époques, dont notre pays a tant de raisons de s'enorgueillir, et que pourtant il a traités longtemps avec une fâcheuse indifférence.
Ces plaintes, trop bien justifiées, ont été entendues, et le crédit mis cette année à la disposition de votre département témoigne que la sollicitude des Chambres s'est éveillée sur l'importance de nos richesses monumentales. En applaudissant à ce premier résultat, la commission éprouve le besoin d’exprimer sa vive reconnaissance à ceux de vos prédécesseurs qui ont bien voulu se faire les interprètes de ses réclamations, et elle attend avec confiance de vos lumières et de votre patriotisme, Monsieur le Ministre, la continuation d'un appui qui lui est si nécessaire.
Grâce à l'augmentation des fonds de secours alloués aux monuments historiques, pour l'année 1840, la commission a pu proposer un nouveau système de répartition que, malgré ses avantages reconnus, la déplorable insuffisance des crédits des années précédentes avait toujours contraint d'écarter; plusieurs monuments recevront cette année des allocations qui permettront d'exécuter de grands travaux.
Dans l'opinion de tous les hommes spéciaux, il n'est pas douteux que, pour être vraiment utiles, les restaurations doivent être exécutées rapidement et d'une manière complète; que des secours lents et partiels suffisent à peine pour pallier les progrès de la destruction, et n'ont, en dernière analyse, d'autre résultat que de retarder le moment où il faut opter entre une restauration entière ou un abandon définitif.
Sous le rapport de l'économie et de la bonne administration, l'expérience a prouvé encore qu'une grande restauration, entreprise à temps et terminée aussi promptement que possible, est infiniment moins coûteuse qu'une suite de petites réparations qu'il faut sans cesse recommencer. Au point de vue de l'art, on ne trouve pas moins d'avantages ; car, lorsqu'une allocation est large et proportionnée aux besoins d'un monument, on peut donner aux travaux une direction méthodique et les confier à des architectes d'un talent éprouvé. Il suffit de jeter les yeux sur la plupart de nos anciens édifices pour se convaincre que des réparations maladroites leur ont été presque toujours plus funestes que les ravages du temps.
Les inconvénients du système des réparations lentes et partielles se sont fait sentir surtout dans les travaux exécutés aux théâtres d'Arles et d'Orange. Depuis bien des années ils reçoivent des subventions médiocres en comparaison de la grandeur de l'entreprise, considérables pourtant eu égard à la faiblesse des crédits d'où elles sont tirées. Quels sont les résultats obtenus ? Non-seulement le déblaiement du sol antique n'est pas achevé, mais beaucoup de terrains restent à acquérir, et l'état de ces ruines si précieuses inspire encore de vives inquiétudes. Si l'on faisait le relevé des dépenses que ces deux monuments ont coûté jusqu'à ce jour, il est plus que probable que leur total, mis tout d'abord à la disposition d'un architecte habile, eût suffi à un déblaiement complet, à une restauration durable. En outre, la lenteur des travaux a éveillé la cupidité des propriétaires établis sur le sol antique; elle leur a permis d'élever successivement leurs prétentions, et, ce qui est encore plus affligeant, de compromettre, par des dégradations , l'existence même des ruines imposantes pour lesquelles on a déjà fait tant de sacrifices.
La commission s'était flattée qu'un crédit spécial pourvoirait à la restauration définitive des théâtres d'Orange et d'Arles., Un travail proposé par un de ses membres avait démontré l'utilité de cette mesure et en avait précisé la dépense, qui ne s'élève qu'à une somme de 3oo,ooo francs; mais des motifs, qu'il n'appartient pas à la commission d'apprécier, ayant déterminé l'ajournement de ce projet, il a fallu faire face avec les seules ressources du fonds général des monuments historiques aux travaux les plus urgents réclamés par ces deux immenses débris de la splendeur romaine. Les allocations qu'on a jugées nécessaires, et qui pourtant ne sont pas ce qu'elles devraient être, ont fortement affecté ce fonds de secours, et l'on ne pourrait les renouveler l'année prochaine sans négliger d'autres travaux aussi importants. Sur ce point, Monsieur le Ministre, la commission appelle toute votre sollicitude et se plaît à espérer que, sous vos auspices, un crédit spécial sera accordé à une entreprise aussi utile pour les arts et les études archéologiques.
Toutefois, Monsieur le Ministre, les subventions accordées cette année (les plus considérables qu'aient encore reçues ces deux monuments) promettent des résultats utiles.
A Orange, les salles du Postscenium seront acquises, et l'on l' n'aura plus à craindre désormais ces dégradations alarmantes que leurs propriétaires y faisaient journellement. L'enceinte antique sera fermée et soumise à une exacte surveillance.
Des fouilles doivent être dirigées sur la scène du théâtre d'Arles, dans la partie qui n'a point encore été explorée. Les magnifiques statues et les nombreux et admirables fragments antiques qu'on a déjà trouvés sur cette scène, attestent le luxe vraiment extraordinaire de sa décoration , et font espérer de nouvelles découvertes également intéressantes.
Quelques difficultés relatives à l'achat des terrains ralentissent encore les travaux, plusieurs propriétaires ayant exposé des prétentions inadmissibles, quelques-uns se refusant à céder les terrains qu'ils occupent. Dans d'autres communes, des exigences semblables paralysent les intentions généreuses du Gouvernement et des autorités locales; la commission, désirant mettre un terme à cette situation, avait prié l'un de vos prédécesseurs de solliciter devant les Chambres une mesure législative pour faciliter l'acquisition des monuments historiques ou celle des terrains qui renferment des antiquités. A cette occasion un projet de loi avait été préparé, mais il n'a point été jugé nécessaire de le présenter aux Chambres. En effet, l'opinion de nos plus éminents jurisconsultes et les derniers débats de la Chambre des Pairs ont prouvé que la loi actuelle sur l'expropriation pour cause d'utilité publique pourrait être invoquée pour le déblaiement et la conservation des monuments anciens. Il ne reste plus qu'à consacrer ce principe par une application, et il ne s'en pourra trouver une plus juste que dans les théâtres d'Orange et d' Arles.
Du moment que l'emploi de l'expropriation sera complètement établi, les administrations locales pourront facilement dégager tant de beaux monuments des misérables constructions qui en masquent l'extérieur, et souvent en compromettent la solidité. La commission se plaît à espérer qu'on en fera bientôt usage pour isoler les arènes d'Arles, acquérir la basseœuvre à Beauvais, et assurer la conservation d'un grand nombre d'autres édifices antiques ou du moyen âge.
L'état du fonds général de secours n'a point permis d'entreprendre cette année la restauration de quelques autres monuments antiques sur lesquels la commission se réserve d'appeler votre intérêt dans un avenir plus ou moins éloigné. Les grandes constructions romaines de Rheims, de Langres, de Saintes, de Poitiers, de Saint-Chamas, de Nîmes, de Saint-Remy, etc., ont des titres trop manifestes à l'intérêt de l'administration pour avoir à redouter aujourd'hui la funeste insouciance qui a laissé détruire les arènes de Bordeaux.
Nos édifices du moyen âge présentent peut-être les types les plus remarquables de tous les styles d'architecture qui se sont succédé depuis le XIe siècle jusqu'à la renaissance. Aucun pays ne possède autant de richesses en ce genre, et pourtant aucun n'en a détruit ou laissé détruire un aussi grand nombre. Le premier rapport de la commission contenait une longue liste des principaux de ces monuments; le tableau ci-joint, fort augmenté, est encore incomplet, et, malgré le soin apporté à sa rédaction, malgré les recherches continuelles, plusieurs années se passeront encore avant qu'on puisse dresser un catalogue exact de toutes les richesses monumentales de la France.
Sur la liste que j'ai l'honneur de vous remettre, la commission n'a point porté les cathédrales et autres édifices diocésains, qui, pour la plupart cependant, se distinguent par la noblesse de leur architecture. Par une bizarrerie qu'on a peine à s'expliquer, et qui souvent à excité de vives réclamations, l'entretien de ces édifices appartient à un autre département.
La commission ne peut que renouveler ses vœux pour voir cesser un pareil état de choses, dont le moindre inconvénient est de diviser les ressources du Gouvernement, et de lui ôter cette direction méthodique dont toutes les autres parties de l'administration sentent les bons résultats.
En présence des besoins nombreux que chaque jour lui révèle, la commission ne pouvait concentrer toutes ses ressources sur quelques monuments exceptionnels, n'accordant aux autres que des promesses dont quelquefois ils n'auraient pu attendre l'effet. Elle a donc cru devoir diviser les secours de votre département en plusieurs catégories: les uns assez considérables pour compléter ou du moins pour avancer notablement la restauration des édifices auxquels ils s'appliquent; les autres destinés seulement à retarder les progrès de la destruction et à permettre d'attendre le moment où l'on pourra disposer de ressources suffisantes.
Les titres des monuments qui doivent prendre place dans la première catégorie ont été pesés avec la plus scrupuleuse impartialité. Dans son examen, qui s'est étendu à toute la France, la commission n'a voulu encourager aucun style particulier; elle ne s'est préoccupée ni de la destination des monuments, ni de leur position géographique. Libre de toute influence étrangère, elle n'a pris en considération que l'importance artistique des édifices, leur situation matérielle, les ressources locales qui peuvent leur venir en aide; enfin elle n'a rien négligé pour assurer le bon emploi des subventions accordées par le ministère de l'intérieur. On sait que peu de nos provinces possèdent des architectes qui aient fait les études spéciales nécessaires pour bien conduire de grandes restaurations.
Pour la première fois, cette année, on a confié les plus importantes à des architectes que leur talent reconnu désignait à la confiance de l'administration. La légère augmentation de dépense résultant, dans quelques cas, du déplacement de ces artistes, est amplement compensée par la garantie d'une bonne exécution.
C'est ainsi qu'un architecte, nommé par -vous, a reçu la mission d'entreprendre la restauration si longtemps ajournée de la magnifique église de Vezelay. A ce travail on a consacré la somme la plus forte dont il ait été possible de disposer, et cependant cette allocation ne permet de réparer qu'une petite partie de cette immense basilique. Jamais, d'ailleurs, secours ne fut plus urgent, et l'on peut assurer que, s'il eût été différé d'une année encore, les murs où saint Bernard prêcha la croisade n'auraient plus offert qu'un monceau de décombres. Il est bien à désirer que le Gouvernement conserve sa protection à un monument majestueux par son architecture, imposant par les souvenirs qu'il rappelle; et la commission ne cessera de réclamer en sa faveur que lorsque sa restauration sera complétée.
D'autres églises non moins intéressantes que la Madeleine de Vezelay, mais heureusement moins maltraitées par le temps, ont été inscrites dans la première catégorie, et, sous la direction d'architectes nommés par vous, recevront de grandes réparations dans la campagne qui vient de s'ouvrir. Il suffit de citer les églises de Saint-Benoît sur Loire, de Conques, d'Issoire, de Saint-Jacques à Dieppe, de Mantes, de Cunault, de Saint-Paul-Trois-Châteaux, le cloître de Moissac, les fresques de Saint-Savin, pour justifier le choix de la commission et l'intérêt qu'à sa prière l'administration supérieure leur a montré.
Bien que ces admirables monuments exigent encore des travaux considérables et coûteux, on peut dire que désormais leur conservation est assurée et annoncer par avance leur complète restauration.
Tout en reconnaissant l'importance incontestable des édifices ci-dessus désignés, on s'étonnera peut-être de ne pas voir figurer dans la même catégorie d'autres monuments aussi remarquables, et dont la situation réclame également des secours. Outre l'impérieuse nécessité de se renfermer dans les limites du crédit de la présente année, la commission avait un autre motif pour ajourner la restauration de certains édifices du premier ordre. Avant de l'entreprendre, il était nécessaire, en effet, de s'entourer des renseignements les plus exacts; il ne fallait s'engager dans des travaux évidemment très-considérables que lorsqu'on aurait pu en évaluer et la durée et la dépense, et qu'on se serait assuré qu'ils seraient dirigés avec le soin et l'intelligence convenables. Des études approfondies seront faites cette année sur un certain nombre de ces monuments, et, lorsqu'elle sera suffisamment éclairée, la commission aura l'honneur de vous adresser des propositions certaines à cet égard. Dès à présent, Monsieur le Ministre, elle peut vous annoncer que le résultat de ce travail démontrera la nécessité de grandes réparations. La commission s'attachera, ainsi qu'elle a toujours fait, à se renfermer dans les limites d'une stricte économie ; mais elle craint qu'il ne soit impossible de subvenir à ces nouvelles dépenses sans Une augmentation du fonds général de secours.
Le tableau ci-joint contient la désignation des monuments qui doivent recevoir des subventions plus faibles, la plupart parce que leurs besoins sont moins pressants, quelques-uns parce que des ressources locales peuvent en partie pourvoir à leur conservation et à leur entretien. La commission espère que les conseils généraux et municipaux s'imposeront quelques sacrifices pour seconder l'administration centrale, et celle-ci n'hésitera jamais à encourager des efforts aussi nobles et aussi avantageux pour le pays.
Cette année, de même que les précédentes, on a dû apporter une extrême réserve à accorder des allocations pour entreprendre des fouilles. Ce n'est pas qu'avec des fonds suffisants il eût été difficile de désigner des localités ou des travaux de ce genre produiraient des résultats intéressants. Le sol de plusieurs grandes villes antiques reste encore à fouiller, et il est hors de doute que de vastes explorations n'offrissent un immense intérêt à la science; mais, avec les ressources limitées dont on peut disposer, il faut réserver ses secours pour des nécessités pressantes, et les fouilles ne présentent jamais un caractère d'urgence.
La commission n'en a donc admis qu'un petit nombre, et son but a été surtout d'encourager les recherches de cette nature que pourraient tenter des communes ou des particuliers.
Elle n'a pas négligé toutefois de choisir les lieux où les explorations ont le plus de chances de succès, et peuvent conduire à des découvertes profitables pour les études archéologiques. Elle a désigné particulièrement quelques monuments dits celtiques, jusqu'alors trop négligés peut-être. On peut espérer que l'intérêt que l'administration montre à ces antiques débris d'une civilisation perdue engagera les autorités locales à veiller avec soin à leur conservation.
La commission des monuments historiques, Monsieur le Ministre, vient de vous adresser ses réclamations et ses vœux.
L'importance de nos monuments, leur situation, leurs besoins, vous sont connus. Vous n'ignorez pas combien sont insuffisantes les ressources qui doivent subvenir à leur conservation; combien il serait indispensable qu'elles fussent augmentées en ce moment. Une administration éclairée, une Chambre jalouse de toutes nos gloires nationales, ne pourraient voir avec indifférence la ruine de tant d'édifices que l'étranger nous envie, et c'est avec confiance, Monsieur le Ministre, que la commission s'en rapporte à votre amour des arts, pour provoquer des mesures qui mettent enfin en harmonie avec les besoins de nos monuments les secours qui leur seront destinés.
Je suis avec respect, Monsieur le Ministre, Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
L'Inspecteur général des monuments historiques, P. MÉRIMÉE.
La commission des monuments historiques, dans sa séance du 20 mai 1840, a entendu la lecture du présent rapport, et a décidé qu'il serait présenté en son nom à M. le Ministre.
L. VITET, Vice-Président de la Commission ; GRILLE DE BEUZELIN, Secrétaire.
La commission des monuments historiques est présidée par le ministre de 1 intérieur; elle se compose de MM. VITET, vice-président; P. MÉRIMÉE , inspecteur général ; CARISTIE, CAVÉ, DENIS, DUBAN , DE GOLBÉRV, Cil. LENORMANT, A. LEPREVOST, Comte DE MONTESQUIOU, Comte DE SADE, Baron TAYLOR , GRILLE DE BEUZELIN , secrétaire.