ANGOULÊME 1028 – Le jugement de Dieu, un Duel Judiciaire
Jusqu'au concile de Latran de 1215, les ordalies furent admises et pratiquées par l'Eglise. Elles consistaient en épreuves ou en combats qui avaient valeur de preuves judiciaires. L'eau bouillante et le duel sont assez souvent mentionnés dans les documents historiques régionaux. Dans l'un et l'autre cas on faisait appel à l'intervention divine pour révéler la culpabilité ou l'innocence d'un prévenu, pour situer le bon droit dans les différends. Celui qui retirait son bras sans dommage d'une bassine d'eau bouillante était considéré comme innocent. Celui qui surpassait son adversaire en combat singulier était réputé avoir raison. Cependant, à en juger d'après les mentions des « jugements de Dieu » qui nous sont parvenues, les prévenus et les parties ne se soumettaient pas eux-mêmes à ces épreuves. Ils désignaient des champions qui combattaient en leur nom ou des hommes qui affrontaient à leur place les périls de l'eau bouillante.
Il semble bien, d'ailleurs, que ces exercices inhumains aient été souvent évités ou écourtés. Ainsi, au commencement du XIIe siècle, l’abbesse de Saintes était en litige avec un de ses prévôts au sujet d'un four et d'une métairie. La cour de l'abbesse décida de recourir à l'épreuve de l'eau bouillante.
Le prévôt, qui paraissait très sûr de son bon droit, demanda deux épreuves, l'une pour le four, l'autre pour la métairie. Deux chaudières furent installées dans l'église Notre-Dame de Saintes et les hommes chargés de représenter le prévôt étaient prêts. Au dernier moment, alors que l'eau chauffait, le prévôt se démit de ses prétentions (1).
Au XIe siècle, Eble de Châtelaillon, en désaccord avec les moines de Saint-Maixent au sujet d'un marais en Aunis, fut sommé de prouver son droit par duel judiciaire. Mais il se récusa en alléguant un prétexte ridicule : son champion n'avait pas de chaussures utilisables pour le combat. C'est du moins la version des moines de Saint-Maixent, la seule que nous possédions (2).
Le récit suivant, relatif à un combat judiciaire qui s'est déroulé à Angoulême, dans une île de la Charente, en 1028, est d'une précision remarquable pour l'époque. Le motif du duel est une affaire de sorcellerie.
La même année le comte (3) fut pris par la maladie, alors qu'il voulait venger l'insulte faite à Dieu par des chrétiens qui avaient eux-mêmes incendié la ville de Saintes et sa cathédrale. Il commença à perdre lentement ses forces et ordonna qu'on lui préparât une maison dans la ville d'Angoulême, près de l'église Saint-André, pour pouvoir suivre l'office divin. Là, malade, il commença à garder le lit et reçut les visites incessantes de tous les princes et nobles venus de divers pays. Beaucoup disaient que sa maladie était causée par des maléfices, parce qu'il était d'un naturel vigoureux.
On découvrit qu'une sorcière exerçait contre lui son pouvoir. Elle ensevelissait des statuettes de terre (4) et de cire qui le représentaient, tant dans les fontaines que dans la terre ferme et au pied des arbres ; elle en glissait même certaines dans le gosier des morts.
Comme elle n'avoua pas ses maléfices on recourut au jugement de Dieu, afin que la vérité cachée fût connue. Deux hommes combattraient en duel et la victoire donnée à l'un d'eux servirait de preuve.
Le lundi de la première semaine de la Passion (5), le représentant du comte, appelé Etienne, et le défenseur de la sorcière, nommé Guillaume, après avoir prêté serment, combattirent longtemps, armés de bâtons et de boucliers, en dehors de la ville, dans une île de la Charente. Ce jour-là le défenseur de la sorcière était possédé du mal, par l'action de certains enchanteurs et de certains breuvages d'herbes. Mais Etienne, enhardi par le seul jugement de Dieu, obtint la victoire sans aucun dommage corporel. L'autre, le corps tout brisé, entièrement couvert de sang, vaincu, se tint debout de la troisième heure à la neuvième heure ; puis, ne pouvant plus bouger, bouclier et bâton hors d'usage, il s'écria qu'il était vaincu et, bientôt, tombant à terre, il rendit le breuvage maléfique qu'il avait absorbé.
A demi-mort, il dut être transporté et demeura couché, languissant, pendant longtemps. Ses enchanteurs, qui assistaient de loin au combat en prononçant à son intention certaines formules incantatoires, furent épouvantés et prirent bientôt la fuite. Cependant Etienne, bondissant de joie, courut sur l'heure rendre grâces à Dieu au tombeau de saint Cybard auprès duquel il avait veillé toute la nuit précédente.
Ensuite il revint à cheval dans la ville afin de se reposer. La sorcière, cependant, avait subi maintes tortures, à l'insu du comte, mais n'avoua pas ; grâce à une volonté d'inspiration diabolique elle ne prononça pas un mort, aucun son ne sortit de sa bouche. Elle fut pourtant confondue par le témoignage de trois femmes qui avaient été ses complices dans ces maléfices. Ces femmes exhumèrent en présence de tous quelques statuettes magiques en terre, déjà endommagées par le temps.
Le comte, cependant, épargna cette femme malfaisante, ne permit pas qu'on la tourmentât davantage, et lui accorda la vie.
Jérôme raconte, dans ses Commentaires de Daniel, qu'Antiochos Epiphane perdit la raison à cause de maléfices et qu'il mourut de maladie sous l'emprise de grandes frayeurs. Alexandre le Grand commença à perdre ses forces corporelles, à Babylone, sous l'effet de semblables sortilèges, ordonnés en secret par ceux qui désiraient régner après lui. Il n'est pas étonnant que Dieu permette qu'on tombe malade par la vertu des maléfices puisque nous savons que le bienheureux Job a été frappé par le diable d'une grave plaie et que Paul a été giflé par un ange de Satan. Et il ne faut pas craindre les maladies mortelles pour le corps mais considérer qu'une atteinte portée aux âmes est plus grave qu'une atteinte portée aux corps.
D'autre part ces sortilèges sont sans prise sur certaines personnes ; la protection de Dieu existe puisqu'il ne laisse pas l'esprit malin aborder les hommes.
(Le comte mourut le 6 avril 1118. Sur l'ordre de son fils et successeur Audouin II Taillefer, les sorcières seront brûlées hors de la ville.) Historia pontificum et comitum Engolismensium. Edition J. Boussard, p. 18-21.
Société d'ethnologie et de folklore du Centre-Ouest.
Histoire du droit en France - Conflits et justice <==
La Marche, bornée au septentrion par le Berri, à l'orient par l'Auvergne, à l'occident par le Poitou et l'Angoumois, au midi par le Limousin, tire son nom de sa situation, qui la rend limitrophe du Poitou et du Berri. On la nomme aussi Marche Limousine, parce qu'avant le milieu du dixième siècle, elle faisait partie du Limousin.
(1) Cartulaire de Notre-Dame de Saintes, no 228, p. 148,
(2) Chartes et documents pour servir à l'histoire de l'abbaye de Saint-Maixent.
Archives Historiques du Poitou, tome XVI, no 164, p. 19.
(3) Guillaume IV, comte d'Angoulême.
(4) Ou de lin, selon les manuscrits.
(5) 1er avril 1028.