A l'heure même où Mgr de Beauvau refusait au Bienheureux sa protection, les évêques de Luçon et de la Rochelle l'appelaient à la fois dans leurs diocèses. Après sa lutte contre le jansénisme, M. de Montfort allait s'attaquer aux erreurs de Calvin, répandues dans une partie de cette région. Avant de le suivre dans sa nouvelle campagne, un mot sur les prélats qui lui promettent leur appui.
Mgr Étienne de Champflour, né à Clermont, avait été élevé par les Jésuites de cette ville, puis par les prêtres de Saint-Sulpice. C'est dire qu'il avait puisé dans son éducation des principes très opposés au jansénisme. Nommé, très jeune, vicaire général de Limoges, il était rentré plus tard à Clermont, où la confiance du chapitre l'avait appelé aux fonctions de vicaire capitulaire, qu'il avait exercées dix ans. Il était vicaire général dans son diocèse d'origine, lorsque, en 1702, un décret royal l'appela à l'évêché de la Rochelle.
Il allait retrouver, sur un siège voisin, un de ses condisciples de Saint-Sulpice, Mgr Jean -François Salgues de Lescure.
Celui-ci était originaire d'Albi. Sa famille devait, à sa suite, se fixer dans la région de Luçon, et c'est d'elle que devait sortir le héros vendéen qui, sous le nom de saint du Poitou, devait lui donner sa plus magnifique illustration. (Louis de Salgues de Lescure)
Élève des Jésuites, lui aussi, successivement directeur de la Congrégation de la Croix au Mont-Valérien, missionnaire dans les Cévennes et vicaire général -d'Albi, avant d'être appelé à l'évêché de Luçon, il n'était pas seulement lié à Mgr de Champflour par les souvenirs d'une amitié de jeunesse, il partageait ses opinions théologiques et son zèle pour la vraie doctrine (1). Un exemple montrera jusqu'à quel point ils étaient, l'un et l'autre, opposés à l'hérésie.
Lorsque parurent les Réflexions morales de Quesnel, qui contenaient les principes de la secte, les deux évêques condamnèrent l'ouvrage par un mandement collectif. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui n'avait pas aperçu le venin du livre et l'avait approuvé, se sentit blessé, et, dans son mécontentement, fit expulser du séminaire Saint-Sulpice les neveux des deux prélats. Ceux-ci n'hésitèrent pas à écrire au roi pour se plaindre d'une pareille mesure. Leur requête fut accueillie, et, de plus, un bref très élogieux du pape Clément XI leur donna raison.
Ce n'est pas seulement à Paris qu'ils avaient rencontré de l'opposition. Le clergé de Luçon, en partie atteint de jansénisme, résistait à l'impulsion de son évêque, et, à la Rochelle, le protestantisme avait survécu aux dragonnades de Louis XIV. C'est dans ces circonstances que M. de Montfort fut appelé par les deux prélats, pour les seconder dans leur tâche.
Il devait se rendre tout d'abord dans le diocèse de la Rochelle ; mais un prêtre du diocèse de Luçon, M. Louis Dorion, curé de la Garnache, fit appel à son zèle, et il consentit à s'arrêter dans sa paroisse pour y donner une mission.
Ce curé était un saint prêtre, ce qui facilita singulièrement la tâche du missionnaire. Celui-ci n'obtint pas seulement des habitants la parfaite assiduité aux exercices, il fit accepter aux plus aisés d'entre eux de nourrir chacun un ou deux des pauvres qui affluaient, à chaque mission, autour du prédicateur.
Un fait recueilli par la tradition explique cette docilité des habitants de la Garnache. On avait cru voir le missionnaire converser, dans le jardin de la cure, « avec une belle dame blanche qui était dans l'air (2),» et le récit de cette merveille avait fortifié encore la confiance qu'il inspirait.
Fort de cette popularité, il voulut, à la fin de la mission, laisser un souvenir de son passage en réédifiant, sous le vocable de Notre-Dame de la Victoire, une ancienne chapelle autrefois dédiée à saint Léonard.
« Ayant obtenu, dit le Père de Clorivière, le consentement de l'évêque et des habitants, il fit aussitôt travailler suivant le plan qu'il donna lui-même. Il voulut que l'autel fût construit en belles pierres blanches. Au lieu d'un tableau, il ordonna qu'il y eût un pavillon, dont les rideaux, pendant des deux côtés, seraient soutenus par des anges.
Au milieu, sous le pavillon, il fit faire une niche ovale et cintrée, d'où sortaient des rayons d'or. Dans la niche, et sur un piédestal doré, une statue de la sainte Vierge, de deux pieds et demi, avec son Fils entre les bras, devait être placée, avec cette inscription: « Notre-Dame de la Victoire. (3) »
Le Bienheureux fut obligé de laisser les travaux inachevés pour se rendre à Nantes, où l'appelaient les intérêts de ses pieuses confréries, mais promit de revenir bénir la chapelle l'année suivante.
L'évêque de la Rochelle l'attendait. Pour se rendre dans son diocèse, il devait passer par Saint-Hilaire-de-Lonlay, dont le curé lui avait demandé une mission, en termes pleins de cordialité.
Par une soirée pluvieuse, harassé de fatigue et ruisselant d'eau, le Bienheureux frappa à la porte de son presbytère. Au lieu de l'accueil gracieux qu'il espérait, il reçut des paroles blessantes et de sanglants reproches, avec la déclaration que la mission était ajournée. « L'homme ennemi » avait passé par là : le faible jugement du pauvre curé n'avait pu résister aux calomnies proférées contre le missionnaire. On ne lui offrit même pas, au presbytère, un abri pour la nuit, et il dut se réfugier sous le toit d'une pauvre femme qui lui donna, pour son souper et son gîte, un morceau de pain noir et un peu de paille.
Le lendemain, après avoir dit la messe à Montaigu, chez les Dames de Fontevrault, il arriva à Luçon, où sa première visite fut pour les Pères Jésuites, qui dirigeaient le grand séminaire.
Il comptait y faire une nouvelle retraite, avant de reprendre avec suite la carrière des missions dans les diocèses qui l’avaient appelé. Les bons religieux l'avaient accueilli avec une joie extraordinaire, et avaient vanté à leurs élèves sa haute vertu. La Providence allait confirmer leur opinion.
Un matin, le servant de messe du Bienheureux observa que, après la consécration, il restait immobile, les mains jointes et comme ravi en extase.
Ayant vainement tenté de le rappeler à lui, le jeune homme finit par quitter l'autel et la chapelle, afin de reprendre les exercices de la communauté. Il arriva au réfectoire vers la fin du déjeuner. Le voyant entrer si tard, le supérieur l'interrogea:
« Est-ce que M. de Montfort vient seulement d'achever sa messe? — Il s'en faut, répondit le servant, qu'elle soit achevée. Il y a plus d'une demi-heure qu'il a consacré, et, depuis ce moment, je ne sais s'il est vivant ou mort. »
On envoya à la chapelle un autre séminariste, qui trouva le saint homme dans la même position, et dut le tirer par sa chasuble pour le faire revenir à lui : le missionnaire avait passé trois quarts d'heure, étranger à tous les bruits de la terre, dans un colloque d'amour avec le Dieu caché. Il n'en fallait pas davantage pour faire dire « qu'il venait d'arriver un saint dans la maison ».
Le fait fut bientôt connu de toute la ville, et les Pères Capucins établis à Luçon sollicitèrent du Bienheureux l'honneur de le posséder quelque temps dans leur maison.
Il s'y rendit, avec l'espoir de s'édifier lui-même. En effet, leur bure grossière, leur corde et leurs sandales, éternel défi aux recherches sensuelles des mondains, le confirmèrent dans son admiration pour les fils de saint François, et lui inspirèrent le cantique sur le respect humain, qui compte parmi ses meilleurs.
Il était temps d'offrir ses devoirs à l'évêque. Un dignitaire de la cathédrale, M. Dupuy, le présenta au prélat.
Celui-ci le reçut avec bonne grâce, exprimant le regret de ne pouvoir le retenir immédiatement dans le diocèse, mais aussi l'espoir de le faire travailler, à son retour de la Rochelle.
En attendant, il l'invita à prêcher dans sa cathédrale le lendemain, qui était le cinquième dimanche après Pâques.
L'évangile du jour traitait de la prière. Après l'avoir brièvement commenté, le Bienheureux recommanda avec chaleur une prière qu'il tenait pour une des plus excellentes, le rosaire, et, à cette occasion, il crut devoir rappeler les excès des hérétiques albigeois, dont les fidèles avaient eu raison par la récitation réitérée du chapelet.
Luçon. — Les cloîtres de l'ancienne abbaye et l'évêché. Armand Jean du Plessis de Richelieu, de la Sorbonne à l’évêché de Luçon (Time Travel 1606)
Pendant qu'il flagellait ainsi ces ennemis de l'Eglise, il remarqua deux chanoines qui souriaient malicieusement, en regardant à la dérobée la contenance de l'évêque.
Descendu de chaire, il demanda à M. Dupuy la raison de ce manège: « Sans doute, dit celui-ci, vous auriez été un peu moins sévère pour les Albigeois, si vous aviez su que Mgr l'évêque est d'Albi. »
Le missionnaire était navré. Il voulut faire à Mgr de Lescure d'humbles excuses; mais celui-ci l'interrompit en lui disant avec un fin sourire: « Monsieur de Montfort, d'une mauvaise souche il sort quelquefois de bons rejetons. »
Après cette aimable entrevue, le Bienheureux continua sa route vers la Rochelle, où il arriva, en compagnie du frère Mathurin, vers la fin du mois de mai 1711.
Cette statue de saint Louis-Marie Grignion de Montfort porte la date 1888 et la signature du sculpteur angevin Honoré Charon. Elle a été réalisée dans son atelier et en porte la marque. La chapelle où il se trouve a été dédiée au père de Montfort en 1888, date de sa béatification.
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==> Louis-Marie Grignion de Montfort en dates
1 « Élevé par les Jésuites, jésuite de cœur, il fit appel aux Jésuites pour combattre, par des missions données par eux, le protestantisme. Il courait avec empressement vers les endroits de son diocèse où il avait appris qu'il y avait nombre de frères égarés. Levé avant le jour, mangeant fort peu, voyageant en plein midi et souvent à pied, prêchant, confessant, catéchisant, écoutant les pauvres comme les riches, couvert d'habits fort simples, pour ne pas dire grossiers, qu'il raccommodait lui-même, marchant le bâton d'une main et le bréviaire de l'autre, entrant sans pompe et sans éclat dans les villages, tel était le prélat qui gouvernait le diocèse de Luçon, depuis le 11 novembre 1699. » (Histoire du monastère et des évêques de Luçon, par A. D. de La Fontenelle et l'abbé Durand. )
2 Ce fait a été rapporté par le R. P. Bethuys, ancien missionnaire de Chavagnes. C'est l'aïeul de sa mère, alors tout enfant, qui aurait été témoin de l'apparition miraculeuse.
3 Op. cit., p. 221.