François Rabelais naquit à Chinon, en Touraine, vers 1483, selon la plupart des biographies anciennes et modernes. Son père tenait l'hôtellerie de la Lamproie et possédait sans doute une petite fortune, puisque cette hôtellerie était une grande maison à plusieurs corps de logis, avec cours, jardins et dépendances, qui restèrent à peu près dans le même état et sous l'enseigne de la Lamproie jusqu'à la fin du XVIIe siècle. L'hôtelier avait, en outre, à une lieue de Chinon, une métairie, dite la Devinière, renommée dans le pays à cause du bon vin blanc (pineau) qu'elle produisait, et que Rabelais a vanté dans ses écrits, comme Horace célébrait en poëte les vignobles de sa maison de campagne de Tibur. La tradition fait naître Rabelais dans cette métairie, voisine de l'abbaye de Seuillé (1).......
==> Voyage dans le temps de Rabelais
Ce Samedi, Inauguration de la Statue de Rabelais à Chinon.
Rabelais n'avait donc pas de statue ? Tant d'ambitieux qui ont fait pleurer l'humanité ont leur monument en pleine place; Rabelais attendait encore le sien, lui qui s'est contenté de la faire rire.
Sept villes, dit-on, se disputaient dans l'antiquité l'honneur d'avoir donné naissance à Homère; l'auteur de notre grande épopée comique a été moins heureux. Ni Montpellier, où il a pris ses grades, ni Lyon, où il a exercé et professé, ni Paris, qui a son corps ne se sont souvenus de lui. Que les dévots aient tenu rigueur au franciscain défroqué et au légendaire curé de Meudon, cela va de soi; ils saignent encore de ses vigoureux coups de boutoir.
Si la Sorbonne le condamne, Calvin le met à l'index. Maître François n'avait pas rompu avec la règle monastique pour s'emprisonner dans la servitude de la Bible.
Quand il quitta Rome, absous tant bien que mal par le pape, ce n'est pas à Genève qu'il demanda l'hospitalité. Dans cette guerre de textes, éclairée çà et là du flamboiement lugubre, des bûchers, il se construit sa petite Eglise à lui, cette célèbre abbaye de Thélème, qui porte inscrit à son fronton : Fais ce que veux ! dont les portes sont grand'ouvertes, où l'appétit et la fantaisie remplacent la cloche, où le bon plaisir tient lieu de vœux, et qui forme au milieu de l'Europe, dont les luttes religieuses font un désert, une oasis idéale pleine de fraîcheur et de paix.
- Mais il n'y a pas que l'Eglise qui lui ait gardé rancune; chirurgiens, juristes, grammairiens, naturalistes, antiquaires, philosophes semblaient avoir fait avec elle cause commune. Les uns oubliaient qu'à une époque où les vertus dormitives étaient en pleine fleur, où Baraco et Baralipton remplaçaient le diagnostic, où l'on observait moins le pouls du malade que la figure des constellations, Rabelais avait fait à Lyon, avant Vésale, l'expérience d'une dissection publique.
Les autres paraissaient ignorer que seul, sans conseils, sans livres, tandis qu'une scolastique abstraite formait le savoir commun, son insatiable curiosité s'était abreuvée à toutes les sources, s'était nourrie de toutes les littératures antiques et nouvelles, et que ce promoteur de la méthode scientifique moderne fut, avec les Mélanchton, les Estienne et les Ramus, dans la restitution des lettres, un des ouvriers de la première heure; qu'Etienne Dolet l'appelait « l'homme de la médecine » et que notre ambassadeur à Venise s'inspirait de sa connaissance du droit.
Rabelais a longtemps porté la peine de son franc-parler et de sa liberté d'allures. Notre politesse moderne, issue de l'accouplement bizarre de l'étiquette espagnole et du cant anglais, s'est émue à ce débordement de saillies, à ce rire large et puissant qui éclate quand l'envie lui en prend, sans raffiner sur le sujet ni l'occasion. Elle en voulait à l'homme, comme d'une souillure personnelle, de ce qui n'était que l'exubérance d'un temps.
(les caves painctes Chinon)
Passe encore pour grossière; mais immorale, la verve de Rabelais ne l'est point. Sa passion de philologue et d'érudit ne va pas jusqu'à ressusciter les étrangetés du sentiment que Platon et Virgile étalent sans vergogne, à plus forte raison Pétrone et Athénée. Le bon sens et la bonne santé française le défendent contre toute ardeur maladive.
Qu'on compare seulement tel sonnet de Shakespeare avec les plaisanteries les plus grasses de Panurge, et l'on pardonnera à Rabelais ce qu'il nous raconte, en faveur de ce qu'il ne dit pas. Suivons surtout le conseil qu'il nous donne en sa préface : ouvrons ces statues de Silène; derrière « moqueries, folâtreries et menteries joyeuses », nous trouverons « la substantifique moelle ».
Sous ces masquas il y a des figures parfois nobles, toujours vivantes ; ce sont des hommes qui font mouvoir ces énormes carcasses de géants ; l'allégorie laisse deviner une morale utile et profonde. Les rois de France avaient leurs Caillette et leurs Triboulet : Rabelais est le bouffon populaire qui secoue ses grelots et remue sa marotte parce qu'il est des temps où la folie est le meilleur vêtement de la raison.
Il y a à ce dédain qui a jusqu'ici refusé à Rabelais toute consécration officielle un autre motif tout entier cette fois à son honneur. C'est sa haine de la fausse science, qui n'avait d'égale que son mépris de la fausse dévotion. Trissotin et Tartuffe sont frères ; le pédantisme est l'hypocrisie du savoir, comme la cagoterie est le pédantisme de la religion. Or, le charlatanisme est de toutes les époques comme de tous les pays ; il se transforme sans jamais se perdre et se perpétue par la plus étroite des hérédités.
Dame Quintessence a encore sa place en nos conseils et dame Pragmatique n'est pas morte sans postérité. Notre médecine compte encore plus d'un Rondibilis qui disserte là où il faudrait voir; n'a-t-elle pas aussi « son vinaigre Suzat pour les dents malades » et « ses queues de renard » pour les fiévreux? Notre magistrature a-t-elle tout à fait renoncé à ce « style de ramoneurs de cheminée, de cuisiniers et marmiteux? »
Ne voyons-nous pas s'étaler en plein prétoire plus d'un chat fourré, chargé de science comme un « crapaud l'est de plumes ? » A côté des sophistes de la science, les sycophantes de la politique.
L'ère de Picrocholes n'est pas fermée, et depuis Grandgousier l'Europe a été souvent mise à feu et à sang pour moins que quelques livres de fouaces. Il fallait s'y attendre ; ç'a été une conspiration générale de tous les titres, grades et places contre ce grand douteur qui, au lieu de s'incliner devait la perruque, cherche curieusement ce qu'il y a dessous; contre ce révolutionnaire qui court sus aux réputations établies, voit en haut ce qu'on a mis en bas, qui nous représente en son enfer Xerxès marchand de moutarde et Achille botteleur de foin, alors que Diogène et Epictète sont passés grands seigneurs et festoient et devisent joyeusement; qui, en face des princes ambitieux et oppresseurs, édifie sa belle cité d'Utopie ou le pouvoir n'a d'autre rôle que celui d'un conseiller bienveillant et d'un redresseur de torts.
Enfin l'heure de la justice est venue pour Rabelais. Grâce au zèle d'intelligents admirateurs, l'auteur de Gargantua n'a plus rien à envier à celui de Candide.
On a choisi pour y élever sa statue Chinon, « ville insigne, ville noble, ville antique, voire première du monde », où Pantagruel avait bu « maints verres de vin frais, » et où Rabelais naquit, dans la boutique d'un apothicaire, d'autres disent d'un cabaretier.
La petite ville de Chinon, reconnaissante, s'entend à fêter son nouveau patron. D'énormes affiches blanches nous promettent trois journées de liesse et de divertissements.
Aujourd'hui samedi, salves d'artillerie, concours de musiques et inauguration d'un chemin de fer. Nous n'avons encore qu'un ministre ; demain nous en aurons trois de plus. A quatre heures, on enlèvera le voile qui cache la statue en présence de la moitié du cabinet. A six heures, la municipalité offre à ses hôtes un banquet dont, paraît-il, nous nous « pourlécherons les badigoinces ». Rabelais oblige.
Pourquoi faut-il que les devoirs de son ministère aient empêché M. Ferry de se joindre à ses collègues ? La fête de Rabelais n'est-elle pas une fête littéraire et partant scolaire au premier chef ?
Dans cette période d'indécision où le latin et le grec envahissants risquaient d'altérer le génie de notre langue, Rabelais tient ferme contre les novateurs pour la tradition nationale. Il veut prouver « en barbe de je sais quels rapetasseur de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots tout moisis, que notre langue vulgaire n'est pas tant vile, tant inepte, tant indigente et à mépriser qu'ils estiment ».
Il évite l'écueil où la pléiade s'est précipitée tête baissée. En dépit de son vocabulaire provincial, de ses mots forgés, de ses proverbes, sa phrase a une allure et une prestesse toutes modernes. Sans oublier Comines, ils pressent Saint-Simon et Voltaire. Dans la transformation générale des institutions et des croyances qu'il réclame, il demande grâce pour ces deux vieilles choses, excellentes parce qu'elles sortent des entrailles même de la nation: le mythe populaire et la langue des farces et des fabliaux.
Mais il y a plus : Rabelais est non-seulement une de nos gloires littéraires, mais un des meilleurs instituteurs de la jeunesse qui furent jamais. Aujourd'hui que les questions d'éducation occupent tant de place, que tout le monde a dans la bouche les noms de Frœbel et de Pestalozzi, pourquoi aller chercher par- delà le Rhin et le Rhône ce que nous avons justement chez nous?
Nous ne demandons certes pas que les aventures de Gargantua et de Pantagruel deviennent dans nos lycées un livre de lecture courante ; mais peut-être nos maîtres èspédagogie gagneraient à s'en inspirer de temps en temps! Quoi de plus serré et de plus noble que les pages consacrées par Rabelais à l'éducation? Le développement parallèle de l'esprit et du corps, une part égale faite à l'expérience et au raisonnement, la connaissance des langues anciennes considérées non comme un but, mais comme un moyen de culture, la douceur substituée à la contraint , tout cela est dans Rabelais, bien avait Montaigne, Locke et Rousseau.
Gargantua sue sang et eau pendant treize ans sur Donat, le Théodolet et le Faces pour ânoner en présence d'Endémon et pleurer finalement comme un veau n'est-ce pas le portrait anticipé de plus d'un candidat d'aujourd'hui qui, après avoir orné sa mémoire de deux ou trois manuel, vient échouer piteusement à l'examen?
Bien avant que l'Université se décidât à refondre ses programmes, Rabelais, par l'intermédiaire de Grangousier, avait mis à la porte toute la bande des magisters ergoteurs et fouetteurs et remplacé Jobelin par Ponocrates ; rien que pour cette raison, l'Université eût pu, sans se compromettre, figurer aux fêtes de Chinon.
A la fin de 1878 ou au début de l'année suivante, la ville de Chinon organise à l'École des Beaux-Arts de Paris, une souscription nationale permet de rassembler les crédits nécessaires pour l’érection d’un monument rendant hommage à Rabelais. Un concours est lancé selon un programme iconographique basé sur le mémoire biographique "Simples notes sur la vie de François Rabelais" du Bibliophile Jacob, mémoire qui doit aider les sculpteurs dans leur exécution. Le lauréat devra réaliser une statue colossale de Rabelais assis et représenté en médecin, un piédestal et une "inscription en bronze appliquée sur sa face antérieure". L'installation du monument est prévue dans le cadre de la création des quais de la Vienne à l'ancien emplacement des fortifications et de l'aménagement des espaces publics de la ville. 55 candidats présentent un projet et c'est Emile Hébert, sculpteur parisien, qui remporte le concours. La statue en bronze de Rabelais est inaugurée en 1882.
Rabelais : sa vie et ses ouvrages / P.-L. Jacob,
FRÉDÉRIC MONTARGIS (Le Rappel 1882-07-04)