RICHELIEU (Jean-Armand Du Plessis), le Cardinal qui changea la Destinée de l’Histoire de France

(Photo spectacle des Mousquetaires de Richelieu = Puy du Fou France)

Il y a pour les grands hommes un à-propos de naissance qui fait une bonne partie de leur fortune. Tel se consume dans la sphère étroite d'une vie obscure, qui, dans un autre temps, eût montré assez de force et de talent pour gouverner un empire, si le hasard des circonstances avait favorisé l'essor de son génie. Le privilège, et comme le secret des hommes extraordinaires, c'est de naître à une époque appropriée à leur nature. Richelieu fut un de ces génies privilégiés.

La France à peine pacifiée par le règne trop court du meilleur des rois, toute pleine encore des ferments de discorde et de trouble que la Ligue y avait jetés, divisée de croyance, prête enfin à épuiser de nouveau tous les malheurs et toutes les hontes de la guerre civile, avait besoin pour se sauver, d'un bras ferme, d'une haute intelligence, d'une inébranlable résolution, d'une infatigable énergie :

Richelieu fut l'homme de son temps, il avait une tâche immense à remplir, et il la remplit. Parvenir par ses seules ressources au poste le plus éminent de l'État, recueillir l'héritage confus d'une régence malheureuse, et consacrer un pouvoir toujours disputé à élever un royaume au comble de la puissance et de la gloire, en dépit de son peuple et de son Roi lui-même ; en un mot, porter remède aux calamités présentes et préparer à sa patrie le plus magnifique avenir, telle fut la destinée de Richelieu.

Dès les premières années de la régence de Marie de Médicis, le royaume était déjà bien déchu, dans l'opinion des peuples, du rang élevé où l'avait placé Henri IV, et de l'avenir glorieux auquel il le destinait.

Au lieu de cette guerre nationale, et européenne à la fois, contre la maison d'Autriche, au lieu de cette lutte glorieuse que légitimaient et une juste vengeance et les utiles changements qu'elle devait amener dans l'intérêt de l'Europe entière, des discordes fatales portaient de nouveaux coups à la paix intérieure encore mal affermie ; de coupables partis s'agitaient au sein du royaume, et renouvelaient l'antique querelle de l'ambition des grands contre la prérogative royale.

Toute cette haute noblesse qui, pendant les troubles de la Ligue, avait pris l'habitude d'une dangereuse indépendance, et s'était insolemment arrogé le droit de régenter le souverain, une fois délivrée de la présence du maître, arborait, comme au bon temps, l'étendard de la rébellion sur ses tours féodales. Les ducs de Bouillon, de Mayenne, de Nevers, de Vendôme, le prince de Condé, alors chef de cette famille où l'esprit d'opposition et de révolte fut comme héréditaire, tous les représentants les plus illustres de la noblesse française, donnaient le triste spectacle d'un trône attaqué et ébranlé par ceux mêmes qui devaient en être le soutien et l'ornement.

Plus bas, se remuaient les intérêts exigeants d'une classe considérable de la population : les réformés de France, qui, sous le dernier règne, avaient vécu contents du sort qu'ils devaient à l'édit de Nantes, voulaient profiter des embarras de la Régente pour en obtenir de nouvelles concessions, et soutenaient, dans ce but, la querelle des grands, en stipulant, pour prix de cet appui intéressé, l'inviolabilité de leur religion, et l'extension de leurs privilèges.

Au dehors, l'abandon plus qu'impolitique du duc de Savoie à la vengeance de l'Espagne, et l'indifférence avec laquelle le gouvernement détournait les yeux des graves événements qui se passaient en Allemagne, imprimaient à la Régence une note fatale de faiblesse et de mauvaise foi.

Pour faire face à tant de difficultés et de périls, la Reine régente ne connaissait d'autre ressource que la mesquine politique de son favori Concini et l'astucieuse ambition de sa femme. La haine des grands et du peuple pour ces parvenus étrangers croissait en proportion de leur influence. L'arrestation du prince de Condé, dernier effort de leur politique aux abois, ne fit que porter à son comble l'irritation des esprits.

Enfin une révolution de palais renversa le favori de la Régente au profit du favori du Roi. Luynes succéda à Concini dans son pouvoir, mais aussi dans la haine que lui portaient les grands, et dans tous les embarras de sa position. Ces embarras se compliquaient de jour en jour ; l'esprit factieux des grands s'appuyait du nom de la Reine ; la résistance des protestants se justifiait par les imprudentes tentatives d'oppression hasardées contre eux en Béarn ; partout les troubles, la défiance, et même les revers des armes royales, accusaient la maladresse et l'impuissance du favori. Enfin la conscience de ses fautes et la crainte d'une disgrâce prochaine l'enlevèrent à la haine publique, et sa mort eut cela d'heureux qu'en rendant à la Reine tout pouvoir sur l'esprit de son fils, elle ouvrit l'entrée du conseil au seul homme qui pût porter secours à l'Etat en péril : Richelieu devint ministre le 29 avril 1624.

LE CARDINAL DE RICHELIEU.

 

Richelieu naquit le 9 septembre 1585, à Paris, rue du Bouloi (1), et non au château de Richelieu, comme l'ont affirmé plusieurs de ses biographes. Il était le troisième fils de François du Plessis, seigneur de Richelieu, d'une ancienne famille du Poitou.

Il fut baptisé le 5 mai 1586, en l'église Saint-Eustache, sa paroisse ; et eut pour parrains deux maréchaux de France, le duc d'Aumont et le comte de Gontaut-Biron, avec sa grand'mère paternelle, Françoise de Rochechouart, dame de Richelieu, pour marraine.

Bercé au bruit des combats de la Ligue et des actions glorieuses de son père, le jeune Armand avait montré, dès l'enfance, un goût prononcé pour les armes.

A cinq ans, resté sous la tutelle de sa mère, il fut confié aux soins d'un ecclésiastique qui lui enseigna les éléments des langues anciennes ;

Destiné, comme tout bon gentilhomme, à la carrière militaire, il reçut les premiers éléments des belles-lettres du prieur de Saint-Florent de Saumur, et fit ses humanités au collège de Navarre.

On ne dit pas si le futur grand homme annonça dès lors par quelque signe éclatant ce qu'il devait être un jour, et s'il donna quelque marque d'un génie précoce, comme on ne manque pas d'en découvrir après coup dans l'enfance de tous les hommes extraordinaires. Le reste de sa vie fut d'ailleurs assez grand pour que nous lui passions quelques années d'obscurité.

Après ses études au collège, Richelieu, qui, en sa qualité de cadet, était destiné à faire son chemin par les armes, entra à l'académie, et en sortit à dix-huit ans avec l'épée, et le titre de seigneur de Chillou (2), pour aller chercher fortune contre les Infidèles ; mais il devait en être tout autrement.

Son frère aîné périt en duel; le second Alphonse quitta son titre d'évêque et prit la robe de moine dans une chartreuse ; et voilà comment Richelieu, à vingt et un ans, portait le rochet et la mitre, et s'appelait l'évêque de Luçon.

Mme de Richelieu, très-affligée d'une résolution qui faisait perdre à son fils des bénéfices considérables, chercha à conjurer la ruine que cette perte, jointe aux dépenses du marquis, allait attirer sur sa famille.

Au milieu de ses perplexités, elle eut l'idée de confier son embarras à son plus jeune fils, et de s'en rapporter à son jugement pour la solution de ces difficultés. Elle lui dit que son frère aîné, courtisan habile et ambitieux, pourrait peut-être, grâce à son heureux mariage, soutenir honorablement le nom de leur famille, mais qu'il était incapable, avec ses goûts de dépenses, d'en relever jamais l'éclat et la fortune.

Enfin, elle lui avoua que son frère Alphonse, en renonçant aux dignités ecclésiastiques pour s'enfermer dans un cloitre, cessait d'être utile à sa maison et en achevait l'abaissement. Richelieu comprit alors que lui seul pourrait, en immolant ses goûts, relever l'éclat d'un nom que la mort de leur père avait laissé tomber dans l'oubli.

 Le sacrifice était grand, mais la décision fut rapide parce que l'âme était forte.

Le marquis du Chillou se jeta dans les bras de sa mère et lui promit de devenir bientôt évêque de Luçon.

 

Homme d'épée par vocation et soldat par nature, voilà comment Richelieu devint prêtre et homme d'Église par dévouement et par raison.

 

Dans une lettre qu'il écrivit le lendemain à son oncle Amador de La Porte (3), pour lui apprendre cette grave décision, il a révélé lui-même le mobile secret de sa conduite : « Que la volonté de Dieu soit faite ! dit-il; j'accepterai tout pour le bien de l'Eglise et la gloire de notre nom. »

Sacrifice héroïque fait à l'honneur du nom et au respect de la famille ; noble sentiment que savait inspirer autrefois l'éducation virile que les parents donnaient à leurs enfants.

Henri IV, qui désirait surtout récompenser, dans le fils, les services rendus par le père, consentit volontiers, sur la demande de Mme de Richelieu, à présenter le jeune Armand pour le siège de Luçon, à la place de son frère qui n'avait pas encore reçu ses bulles.

C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1605 le roi donna l'évêché de Luçon à Armand du Plessis de Richelieu qu'il appelait à cause de cela « son évêque».

Nommé, en même temps, diacre du diocèse de Paris, M. de Luçon dut se livrer à des études nouvelles, et bien différentes pour lui de celles de l'académie militaire, car il fallait remplir dignement les fonctions dont la bonté du roi venait de l'investir si rapidement.

Ce brusque changement ne l'étonna pas; seulement il voulut se mettre au niveau de sa nouvelle condition. Son esprit positif envisageait les choses sous leur vrai point de vue ; or, sa fortune était fort médiocre : « Nous sommes tous gueux en ce pays, écrivait-il, et moi le premier, dont je suis bien fâché; mais il y faut apporter remède, si on peut. »

Le remède, il le chercha et le trouva dans le travail; pendant deux années entières, retiré dans une maison de campagne près de Paris, il s'appliqua, sous la direction d'un docteur de Louvain, à devenir savant dans les choses de la religion, habile dans la controverse, consommé dans l'art de persuader par la force ou par l'onction de la parole. Huit heures de travail par jour suffisaient à peine à son ardeur de s'instruire. C'est là réellement que se découvre le grand homme : que ne devait-on pas attendre de celui qui, à vingt ans, ne se contentait pas de porter son titre d'évêque, mais voulait le mériter et l'échanger pour mieux encore, en se condamnant à deux ans d'étude et de réclusion ? C'est que d'un coup d'oeil il avait embrassé tout son avenir ; et dès l'abord, il travaillait à se frayer une large voie vers les grandeurs de l'Eglise, et par suite, vers le pouvoir politique. C'est du moins l'influence de cette double ambition qui semble l'avoir guidé dès les premiers actes de sa vie publique : il s'agissait d'obtenir une dispense d'âge pour recevoir la consécration épiscopale.

 

Richelieu partait pour Rome, vivement recommandé par Henri IV à son ambassadeur M. d'Alincourt et au cardinal de Joyeuse.

 Il allait solliciter, du pape Paul V, les dispenses d'âge qui lui étaient nécessaires. Le souverain pontife, sur la demande pressante et motivée du roi de France, lui accorda cette faveur, quoiqu'il n'eût que vingt-deux ans, et le sacra lui-même évêque dans l'une des chapelles du Vatican (4).

Voici l'une des lettres qu'écrivit le roi à ce sujet :

« Monsieur d'Alincourt,

« J'ai naguère nommé à notre Saint-Père le Pape, M. Armand Jean du Plessis, diacre du diocèse de Paris, frère du sieur de Richelieu, pour être pourvu de l'évêché de Luçon en Poitou. Et parce que ledit du Plessis n'a encore atteint l'âge requis par les saints décrets et constitutions canoniques pour tenir ledit évêché, et que je suis assuré que son mérite et suffisance peuvent aisément suppléer à ce défaut, je vous écris cette lettre afin que vous fassiez instance de ma part à Sa Sainteté, pour lui en moyenner la dispense nécessaire, et vous y employiez avec mon cousin le cardinal de Joyeuse, à qui j'en écris de telle sorte que cette grâce ne lui soit pas refusée, parce qu'il est en tout capable de servir en l'Église de Dieu, et que je sais qu'il ne donne pas peu d'espérances d'y être grandement utile (5). »

Cette lettre venge l'évêque de Luçon du reproche d'avoir, comme on l'a dit, surpris la bonne foi du Pape en le trompant sur son âge véritable, et montre en même temps toute l'estime qu'avait Henri IV pour Richelieu.

La première visite du jeune prélat, à son retour en France, fut pour sa mère ; et l'on comprend quels durent être les sentiments de Mme de Richelieu en se voyant l'objet du tendre dévouement d'un fils revêtu désormais du caractère sacré du prêtre et de l'autorité d'un évêque.

Après quelques semaines consacrées à sa famille, M. - de Luçon revint à Paris afin de travailler de nouveau à la théologie et d'obtenir, — suivant le désir du roi, — le titre de docteur en Sorbonne.

Bientôt on ne parla plus à Paris que de la merveilleuse éloquence de l'évêque de Luçon. Le bruit en vint à la Régente, et déjà Richelieu, bien reçu à la cour, s'appliquait à s'assurer le crédit de Concini et de sa femme, alors tout-puissants, lorsque les troubles longtemps préparés par le mécontentement des princes, et trouvant enfin un prétexte d'éclater dans le mariage du Roi avec l'infante d'Espagne, donnèrent une nouvelle impulsion à la fortune du prélat. La révolte gagnait de tous côtés; on était sans troupes et sans argent; force fut de tenter un accommodement en convoquant les Etats et en promettant des réformes.

Richelieu se tourna de ce côté ; élu député du clergé, et chargé de présenter au Roi le cahier de son ordre, il sut, en parlant pour les autres, travailler par le fait à sa propre fortune et préparer à la fois, par une prévision lointaine, et son entrée dans le conseil du Roi et le chemin qui devait l'y conduire. Quelques esprits clairvoyants remarquèrent en effet que dans sa harangue deux points dominaient tous les autres : c'était d'un côté une prière adressée au Roi de laisser la direction des affaires publiques entre les mains expérimentées de sa mère ; et de l'autre, des regrets vivement exprimés de ce qu'il n'y avait dans le gouvernement aucun membre du clergé. Du reste, la plupart n'y firent point attention alors, mais la Reine ne l'oublia pas.

A compter de ce moment, la fortune de Richelieu fut rapide. Nommé successivement grand-aumônier de la Reine, puis conseiller d'Etat, puis enfin ambassadeur en Espagne, il se préparait à quitter la France, lorsque la fâcheuse position de sa protectrice, et le besoin qui se faisait sentir d'un homme de conseil sûr et résolu, le retinrent à la cour.

Pour la troisième fois, les princes avaient pris les armes. Les ducs de Longueville, de Mayenne, de Guise et de Vendôme, le maréchal de Bouillon, le prince de Condé lui-même, qui venait de se réconcilier avec la Reine, se proclamaient les défenseurs de la chose publique, et les ennemis de l'Italien parvenu qui trahissait l'État.

Mais c'était attaquer la Régente sous le nom de son favori. Ceux qui avaient intérêt au maintien de l'ordre établi, mirent sous les yeux de la Reine la perspective effrayante d'une disgrâce prochaine, et profitèrent de ses craintes pour arracher son consentement à des mesures extrêmes. C'était là pour les favoris de ce pouvoir chancelant une question d'existence; Concini surtout y mit toute l'énergie du désespoir, et Richelieu l'appuya par intérêt et aussi par tempérament. Avec un commis parvenu, nommé Barbin, homme de rien qui avait tout à gagner, ils résolurent de couper d'un seul coup la tête à la révolte, en arrêtant à la fois, le même jour, les principaux chefs du parti qui se trouvaient alors à Paris.

Il y avait de la hardiesse et de la raison dans cette entreprise. Malheureusement, elle fut mal exécutée, et, comme tous les coups d'État qui ne réussissent pas, elle causa la perte de ceux qu'elle devait sauver. Le prince de Condé seul avait pu être arrêté. Cette injure éclatante faite à un prince du sang, et l'audace de la tentative, exaspérèrent les esprits déjà irrités. La haine publique était ainsi montée au point que l'on pouvait tout oser impunément contre le favori; une ambition rivale, qui depuis longtemps croissait dans le secret de la chambre du Roi et qui épiait l'occasion favorable, la trouva bonne et la saisit. Albert de Luynes fit tuer Concini, maréchal d'Ancre, exila la Reine et devint maître de l'État sous le bon plaisir du roi Louis XIII.

Ce fut là un moment fatal pour la fortune de Richelieu. Vainement parut-il survivre à la ruine de ses protecteurs et à la disgrâce de ses amis ; force lui fut bientôt de quitter la cour et de se condamner à la retraite. Mais il voulut du moins s'en faire honneur et se la rendre utile. La Reine habitait Blois ; il s'y rendit, dans la prévision d'un rétablissement prochain.

Mais bientôt, comme on craignait à la cour son génie entreprenant et ses habiles conseils, on le relégua successivement dans son prieuré du Coussay en Anjou, puis dans son diocèse à Luçon, et enfin hors de France, à Avignon, qui dépendait alors de la cour de Rome.

Là, pendant une longue année d'inaction forcée, Richelieu, perdu en apparence dans les controverses religieuses, observait, les yeux fixés sur la scène politique, toutes les vicissitudes du nouveau pouvoir, et attendait que son heure fût venue. Sa haute intelligence des gouvernements et des révolutions ne se laissait pas prendre aux apparences de grandeur qui entouraient le favori ; mais à l'état de malaise et d'impuissance où l'incapacité de celui-ci réduisait la nation, il pressentait la chute inévitable de ce pouvoir insuffisant et les embarras qui allaient rendre son retour nécessaire.

En effet, l'année ne s'écoula pas sans que ses ennemis eux-mêmes l'appelassent à leur secours. Luynes, qui l'avait exilé, se laissa prendre à ses protestations de dévouement et le rappela. Aussi bien, dans la position difficile où ses fautes l'avaient jeté, n'avait-il plus le choix des moyens; il fallait en sortir à tout prix. Placé entre deux puissances redoutables, la Reine et le prince de Condé, dont il avait ou provoqué ou prolongé la disgrâce, il n'avait su se concilier ni l'une ni l'autre, et par ses hésitations il avait exaspéré la colère du prince et perdu l'occasion d'apaiser la Reine.

Un coup de main préparé six mois à l'avance, et dont tout le monde avait le secret, excepté le favori, avait enlevé la Reine de sa prison de Blois et l'avait conduite à Angoulême, où déjà de toutes parts elle recevait les offres de service et les secours de ses amis. Luynes, qui, à défaut de tout génie politique, avait du moins l'instinct de sa conservation et de sa fortune, vit que sa seule chance de salut était dans une réconciliation ; il la tenta, et son bonheur voulut qu'il s'adressât à Richelieu.

Cette négociation est un modèle d'adresse. Muni d'un passe-port et d'une lettre du Roi, Richelieu qui s'en est servi pour écarter sur sa route tous les obstacles et tous les dangers, arrive à petit bruit à Angoulême, et va se jeter aux pieds de la Reine en rendant grâce au ciel d'avoir préservé des périls du voyage une vie qu'il veut consacrer au service de sa maîtresse. L'habile prélat savait si bien se faire valoir, et ses relations avec Luynes étaient couvertes d'un si profond mystère, que la Reine s'y laissa prendre ; pour satisfaire le jaloux dévouement de ce zélé serviteur, elle éloigna les amis qui l'avaient conseillée pendant son exil, et donna toute sa confiance au nouveau venu. Quelques jours suffirent à cette révolution. Puis, comme il fallait la justifier aux yeux des partisans de la Reine, Richelieu obtint de la cour des places de sûreté pour son parti. Enfin il fit si bien, que la Reine consentit à quitter Angoulême et à venir jusqu'à Tours pour se réconcilier avec son fils.

L'entrevue eut lieu à Cousières, près de cette ville ; « la mère et le fils s'y embrassèrent avec de grandes marques de tendresse ; si bien que le passé parut entièrement oublié; » et des deux côtés on n'avait pas assez d'éloges pour le merveilleux génie de cet homme, qui n'avait qu'à paraître pour concilier les intérêts les plus contraires et pour accomplir en quelques jours ce qui, pour d'autres, eût demandé des années.

Mais Richelieu prisait à leur juste valeur ces éloges stériles; ce qu'il voulait, c'était sa rentrée au conseil; et comme un trop prompt accommodement pouvait faire oublier ses services en les rendant inutiles, il retira un instant la main qui unissait les deux partis, et les divisions reparurent avec la défiance.

La Reine, qui était venue jusqu'à Tours, refusa de suivre à Paris le Roi dont elle ne voulait pas, disait-elle, orner le triomphe. Et puis on venait de rendre la liberté au prince de Condé, en accompagnant cette mesure d'une déclaration signée de la main du Roi, où tous les troubles de la Régence et notamment l'arrestation du prince de Condé étaient frappés de la plus haute réprobation.

La Reine y vit une insulte, Richelieu une menace, et comme un arrêt qui l'éloignait à jamais des affaires. L'amour-propre de la princesse et l'intérêt de son favori, blessés l'un et l'autre dans l'endroit le plus sensible, se manifestèrent par de violentes récriminations. En vain Luynes, qui craignait qu'une rupture définitive n'assurât la prépondérance du prince de Condé, chercha-t-il à renouer les négociations ; la Reine, qui se sentait appuyée par la noblesse, se montra intraitable.

De son côté le prince poussait à la guerre. On prit donc les armes et l'on se mit en campagne ; mais dès les premiers jours il fut facile de prévoir l'issue des hostilités. En effet, pendant que le parti des mécontents se perdait par ses propres forces, et que, dans cette réunion d'intérêts divers, chacun ne voyait que le sien et le soutenait aux dépens des autres, le prince de Condé, qui avait l'habitude des guerres civiles, poussait vigoureusement l'attaque, soumettait en courant toute la Normandie, et se présentait devant Angers, où se tenait la Reine, sans avoir laissé aux mécontents surpris le loisir de joindre leurs forces, et de pourvoir à la défense. D'ailleurs, Richelieu l'avait rendue impossible. Impatient d'une guerre qui reculait sans fin l'accomplissement de ses projets, il avait résolu de la terminer à tout prix, de forcer la Reine à faire la paix, et de s'en faire ensuite un mérite auprès du Roi et de son favori.

Dans cette vue, déjouant les sages mesures concertées par les ducs de Mayenne et d'Épernon, chefs du parti, dont les forces réunies auraient été redoutables, il suggéra à la Reine la fatale idée de les tenir séparés pour la défense de leurs provinces respectives ; de sorte qu'à l'approche du Roi il n'y eut plus d'autre parti à prendre que celui de traiter. Amnistie pleine et entière fut accordée à tous ceux qui dans les huit jours poseraient les armes et rentreraient dans l'obéissance ; on rendit la liberté aux prisonniers de guerre. Du reste, aucune stipulation en faveur de ceux qui avaient perdu leurs places pour avoir suivi la Reine. C'étaient là des conditions de vainqueur à vaincu; toutes les espérances des mécontents étaient ruinées. Il n'y eut que Richelieu qui y gagna : choyé également, et par la Reine qui ne soupçonnait pas sa trahison, et par le favori qui la récompensait, il recueillit des deux côtés des grâces et des promesses.

La mort de Luynes, qui suivit de près cet accommodement, épargna à Richelieu les embarras de cette double faveur, et le rendit tout entier à l'amitié de la Reine. C'est un art que de savoir exploiter la faveur des grands : Richelieu le possédait à un haut degré.

A chaque bienfait nouveau, il multipliait les protestations de son amour et de son dévouement; lorsqu'il reçut le chapeau de cardinal, il se jeta aux genoux de la Reine, et dans un élan de reconnaissance il s'écria : « Cette pourpre, dont je suis redevable à Votre Majesté, me fera toujours souvenir du voeu solennel que j'ai fait de répandre mon sang pour votre service. » On a dit même qu'un sentiment plus vif encore et plus tendre attachait Marie de Médicis à son favori. Jamais Richelieu ne s'en est vanté : mais il avait une de ces figures nobles et fières qui plaisent aux femmes; et puis tant de faveurs accumulées semblaient accuser des causes secrètes. — Ce qu'il y a de certain, c'est que dès le commencement de l'année 1624, Richelieu obtint par le crédit de la Reine le droit de siéger et de délibérer dans le conseil d'État.

Nous avons mesuré pas à pas la route longue et difficile qui conduisit Richelieu au pouvoir ; nous nous sommes longtemps arrêté au commencement de cette vaste carrière; ce n'est pas sans raison. Il était bon de montrer que ce ne fut pas un coup de hasard qui le mit sur le faîte et fit de lui un grand homme, que ce ne fut pas là une fortune de circonstance, mais bien le fruit d'une longue persévérance et le solide résultat des plus patients efforts. Si donc il faut y voir la marque d'une profonde ambition, il faut reconnaître aussi, qu'en arrivant au pouvoir, il y apportait la conscience du fardeau qu'il allait avoir à soutenir et de la tâche à laquelle il se trouvait appelé, avec la capacité, la haute intelligence et les grands moyens nécessaires pour la bien remplir.

A peine entré au ministère, il avait un plan de conduite et des vues arrêtées. A l'intérieur, à l'extérieur, rien ne lui avait échappé. Déjà pendant ses jours de retraite et d'étude, dans une de ces contemplations où les grands génies jugent d'un coup d'oeil infaillible et les hommes et les choses, et les événements et leur but, Richelieu, en jetant les yeux sur l'Europe , avait vu que le moment d'une grande révolution approchait.

Le colossal édifice de la puissance espagnole, si rapidement élevé par Charles-Quint, chancelait, miné intérieurement par un mal mortel : c'étaient l'abus du pouvoir et l'orgueil, joints à l'incapacité et à la faiblesse. Autant en effet le despotisme intelligent du fondateur avait produit de grands résultats, autant avaient été déplorables les effets de l'imbécile tyrannie de ses successeurs.

En Espagne, les monstruosités de l'inquisition avaient puni le roi qui les souffrait, en abrutissant son peuple ; en Allemagne, les violents intérêts de la réforme religieuse, quelque temps satisfaits par de sages traités et par de judicieuses concessions, recommençaient à agiter tout le corps germanique, et mettaient en question la souveraineté de l'Empereur qui avait voulu les méconnaître. A la nouvelle de cet ébranlement, et dans l'espoir de hâter la chute de cette puissance qu'ils avaient tant redoutée, les peuples du Nord, unis de croyance aux mécontents d'Allemagne, se remuaient de concert et se montraient menaçants ; un État faible , mais jaloux, qui voulait s'agrandir, une nation généreuse et énergique qui voulait dépenser ses forces et les échanger pour de la gloire, se préparaient à entrer dans la lutte. La conflagration était imminente, et la prépondérance européenne devait être le prix de la victoire. Richelieu comprit qu'elle était réservée à quiconque viendrait à la fin du combat se jeter au travers de l'action, et hâter le dénouement en mettant ses forces dans la balance.

C'est là le rôle qu'il destina à la France et qu'il lui fit jouer avec autant de bonheur que de gloire.

Mais pour en venir là, quelles difficultés il avait à vaincre, quels obstacles à renverser ! Quinze ans d'une lutte opiniâtre et sanglante l'ont assez fait voir.

La France ne manquait pas de ressources, mais elle n'en savait pas l'usage. Ses forces mal ordonnées s'étaient tournées contre elle-même, et en se divisant, paralysaient l'autorité royale dans sa marche, et dans son action bienfaisante. Il y avait, d'un côté, les grands, qui, longtemps rivaux du souverain, renonçaient avec peine à leur rôle d'opposants ; et renouvelaient sans cesse, par d'orgueilleuses prétentions, les plus funestes désordres; de l'autre, les protestants, qui, séparés du reste de la nation par la croyance, s'étaient créé aussi des intérêts à part, et qui formaient une société forte, inquiète, jalouse, avec des idées républicaines au sein de la monarchie, avec des forces considérables pour les soutenir , et des chefs habiles pour diriger l'emploi de ces forces. Il fallait donc frapper et détruire ces deux puissances qui divisaient l'État, pour rétablir l'unité entre les mains et au profit du Roi, et pour assurer le succès de son gouvernement.

Richelieu, qui avait parfaitement compris cette position et cette nécessité, se mit aussitôt à l'oeuvre. Dès son entrée au conseil, il prit la haute main sur ses collègues, s'arrogea le pouvoir de premier ministre, sans cependant en avoir le titre, et profita de son ascendant pour imprimer tout d'abord aux événements la direction qui convenait à l'accomplissement de ses desseins.

Les deux premiers actes de son ministère, au dehors, sont déjà marqués du sceau de cette direction.

C'est d'un côté, le mariage de la soeur de Louis XIII avec le fils de Jacques Ier, roi d'Angleterre, et de l'autre, l'abandon forcé de la Valteline par les Espagnols. L'un avait pour but d'assurer à la France l'alliance de la Grande-Bretagne dans la lutte qui se préparait contre la maison d'Autriche ; l'autre mettait un premier obstacle aux projets ambitieux de cette maison qui, en voulant s'assurer des communications faciles entre l'Allemagne et l'Espagne, et joindre la chaîne interrompue de ses immenses possessions, poursuivait l'accomplissement du rêve de domination universelle dont elle se berçait depuis Charles-Quint.

A l'intérieur, Richelieu commença par les protestants : " J'espère, disait-il, que je ferai si fort changer la face des affaires en France, qu'on aura de la peine à la reconnaître; on verra, les huguenots extirpés, les tailles ôtées, et les parlements rendus plus illustres ; » trois appâts politiques dont il leurrait à la fois l'intolérance de la cour et du clergé, la misère séditieuse du peuple, et l'ambition inquiète des parlements. L'effet ne suivit pas également ces promesses.

Une seule intéressait les desseins et la puissance du ministre. Les huguenots portèrent la peine de la crainte qu'inspiraient leur union et leur indépendance, non leur foi religieuse ; car tout cardinal qu'il était, Richelieu s'en souciait peu, malgré les censures du pape. Mais la ruine ou du moins l'affaiblissement du parti protestant avait alors le fatal privilège de servir à la fois et les vues d'unité que nourrissait le ministre, et surtout la cause de son propre crédit qui avait besoin de s'appuyer sur la religion.

Une guerre de deux ans ne produisit cependant aucun résultat important. Il arriva même que les religionnaires, malheureux dans toutes leurs entreprises, battus dans le Languedoc et autour de La Rochelle, obtinrent malgré leurs revers une paix avantageuse, grâce à la nécessité où se trouvait le ministre de donner toute son attention aux affaires d'Italie pour les conduire à une heureuse issue.

 A la cour, on taxa d'indifférence coupable, et même d'irréligion cette habile temporisation qui, en reculant la ruine des huguenots, la rendait plus certaine ; et les ennemis du Cardinal en profitèrent pour l'attaquer. — Ainsi commençait à se manifester, dès les premiers actes de son ministère, cet esprit d'opposition qui ne cessa dans la suite de lui susciter tant d'obstacles et de conspirer sa ruine. Mais dès lors aussi commença à se montrer cette opiniâtre bienveillance de la fortune qui tournait à l'avantage et à la gloire de son favori tous les projets et toutes les entreprises de la haine la plus habile et la plus puissante, et qui, de chaque accusation faisait naître pour lui l'occasion d'une faveur nouvelle, de chaque danger un élément nouveau de grandeur.


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La Duchesse d'Aiguillon, nièce du Cardinal de Richelieu. Sa vie et ses oeuvres charitables. 1604-1675 ; par A. Bonneau-Avenant

 

(1) Ainsi qu'en fait foi l'acte inscrit dans le registre des naissances de la paroisse Saint-Eustache, déposé à l'Hôtel de ville de Paris.

(2) Seigneurie située dans la paroisse de Jaulnay, près de Poitiers, et qui appartenait à la famille de Richelieu depuis 1500.

(3) Chevalier de Malte, et plus tard grand prieur de France, frère aîné de sa mère.

(4) Le 17 avril 1607.

(5) Lettres de Henri IV publiées par M. Berger de Xivrey.