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PHystorique- Les Portes du Temps
22 décembre 2018

Aux jours de fête, les poètes et les jongleurs chantaient les chansons de Geste devant les seigneurs.

Les origines de la langue et de la poésie Française, Aux jours de fête, les poètes et les jongleurs chantaient les chansons de Geste devant les seigneurs

Les origines de la langue et de la poésie Française

En Gaule, au moment où le roman a remplacé le latin vulgaire, on rencontre la distinction célèbre qui partage cet idiome en deux langues : la langue d'oc et la langue d'oïl, séparées sur notre territoire par une ligne tirée de La Rochelle à Grenoble, démarcation naturelle des populations de races différentes du Nord et du Midi, avec leur génie, leurs aptitudes particulières et leur climat distinct.

Chacun sait que ces expressions : langue d’oc et langue d’oïl, viennent de la façon différente d'affirmer, de dire oui, au Midi et au Nord.

Les deux langues romanes, constituées avec les mêmes éléments, n'ont différé, au début, que par des caractères secondaires de vocalisation provenant de la différence même des appareils vocaux des populations.

Né en même temps que le français du Nord, le provençal principal dialecte de la langue d'oc, se perfectionna plus vite et s'éleva rapidement, dans les poésies des troubadours, à un degré d'élégance savante dont la langue d'oïl était alors fort éloignée.

Dès le XIIIe siècle, le provençal a sa grammaire et sa poétique, et toutefois, lorsque la réunion du Nord et du Midi, préparée par les guerres de religion, fut consommée par l'habileté des rois de France, la langue d'oc cédait à l'ascendant de la langue du vainqueur.

Évincée peu à peu des livres et de la société par la littérature et la civilisation qui descendaient du Nord, elle tombait à l'état de patois, après avoir jeté un vif éclat pendant deux siècles. Mais, avant que la langue d'oïl réussît à constituer et à faire prévaloir un idiome unique et définitif, elle était elle-même divisée en autant de dialectes qu'il existait de provinces du royaume.

M. Aubertin examine les traits caractéristiques des dialectes que le français, ou dialecte de l'Ile-de-France, a évincés ou absorbés, notamment dans le bourguignon, le picard et le normand.

Cette langue française, qui prévalut avec le pouvoir royal, prévalut avec la centralisation. A mesure que la Couronne arrondissait son domaine, la langue qui se parlait au Louvre s'annexait des provinces, et, formée par un travail de dix siècles, elle prit, dès sa naissance, parmi les langues de l'Europe, le rang que la France occupait parmi les peuples.

La conquête normande la porta en Angleterre et elle conserva sa prépondérance jusqu'au milieu du XIVe siècle; elle passa avec nos armes dans le royaume des Deux-Siciles, à Constantinople et en Grèce les princes d'origine française devenus rois de Hongrie, de Portugal et de Pologne, la firent connaître à ces royaumes. En Allemagne, Frédéric II et sa Cour cultivèrent la poésie française. En Italie, l'usage du français fut général.

Nouvelle confirmation de cette vérité avancée par l'auteur dès le début de son étude, que « l'histoire de la langue française était en quelque sorte celle même de la nation ».

Avant d'aborder la naissance de la poésie épique, objet principal de la seconde partie de son livre, M. Aubertin établit que le vers français est né, comme la langue même, du latin populaire, de la versification fondée sur l'accent tonique (principe du vers saturnien honni par Horace), assemblage de syllabes plus ou moins nombreuses, ou d'un nombre fixe de syllabes complétées par la rime. Lorsqu'une place fut affectée à l'accent au milieu des vers, il en résulta l'hémistiche ou la césure.

Les exemples des poésies latines rimées remontent jusqu'au IIe siècle (Florida d'Apulée) mais la rime n'y est pas encore un élément essentiel des vers, comme elle le devint dans les hymnes du IVe siècle. Les consonances sont exactement observées au Ve siècle (poésies de saint Fortunat); la rime Léonine  (à la césure et à la fin du vers) paraît au VI° siècle; enfin, au Xe et XIe siècles toutes les poésies populaires sont rimées, mais arbitrairement, soit par entrelacement, soit par rimes se suivant deux par deux, ou trois par trois et plus encore.

Le décasyllabe se trouve à l'origine de la versification de toutes les langues romanes, et dès le Xe siècle la versification française est constituée. Tous les poèmes primitifs, composés dans un but d'édification, étaient chantés par le peuple dans les églises et ils datent de l'époque où, le latin ayant cessé d'être compris généralement, la langue romane entra dans l'office religieux et s'y fit une place par le sermon, les cantiques, les épîtres sacrées et les représentations dramatiques.

C'est précisément l'époque à laquelle remontent les plus anciennes décorations murales de nos églises de l'Ouest, commentaire saisissant pour les yeux des chants pieux qui rappelaient l'histoire de la religion chrétienne et les principes de la foi on voit qu'au moyen âge tout concourait au même but.

Les Derniers Trouvères forteresse du faucon noir Montbazon (1)

Écoutons le savant auteur

La poésie épique et la poésie lyrique se développèrent en même temps la première a jeté son plus vif éclat dans le Nord, la seconde dans le Midi. Si nous avons des cantilènes pieuses aux Xe et XIe siècles, des essais de poésie épique existaient également dès ce temps-là; et, quand on touche à l'époque littéraire proprement dite, on rencontre presque à la même date les premiers monuments de la poésie des troubadours et des épopées du Nord.

La Chanson de Roland remonte aussi haut que les pièces lyriques attribuées à notre Guillaume IX, comte de Poitiers, c'est-à-dire à la fin du XIe ou au commencement du XIIe siècle.

Il faut rapporter l'impulsion donnée pendant trois siècles au développement de la poésie du moyen âge, a trois causes principales :

 1° à l'esprit héroïque, aux mœurs et aux croyances de la féodalité;

2° à l'impression produite par le règne et le personnage de Charlemagne et à l'ensemble des fictions sorties de sa légende ;

3° à ces habitudes littéraires transmises à la nation par les Francs et les Gallo-Romains, développées par l'abondance des traditions éparses et la popularité croissante des chants nationaux.

Représentons-nous, poursuit M. Aubertin, la France au lendemain du Xe siècle, au moment où, détachée de l'empire détruit des Carlovingiens, morcelée en grands et petits fiefs, mais profondément unie par la communauté des croyances religieuses, l'ascendant des principes de loyauté et d'honneur d'où va sortir la chevalerie, elle répand sur les champs de bataille la sève exubérante de sa jeunesse sur le devant de la scène parait le baron féodal, ébranlant le sol sous le poids de son destrier.

Tout se hérisse de forteresses, tout est dominé par des châteaux, occupé par des monastères. Dans les villes, les populations timides, groupées autour des cathédrales et des couvents, s'abritent sous l'aile de l'Eglise, tandis qu'au dehors une agitation permanente, issue d'un sang trop ardent, se déploie à la surface du pays, enfante le goût des aventures et des dangers, l'amour des tournois et fêtes brillantes où l'on peut illustrer son bras en frappant de grands coups.

 Et toutefois, ce bouillonnement est enfermé et contenu par un cadre simple et fort, et quelques lignes inflexibles tracées par l'organisation sociale de ce temps: les droits des suzerains, les devoirs du vassal et par-dessus tout la terreur religieuse, imposant à la révolte des ambitions individuelles une morale et des lois.

Par sa jeunesse pleine de vigueur et née, pour ainsi dire, sur les débris de la civilisation antique, la France féodale remplissait donc la condition indispensable au développement de toute épopée. De même que la Grèce avait trouvé dans le siège de Troie une bonne fortune littéraire préparée par les armes, le règne de Charlemagne fut pour la France l'élément merveilleux dont la poésie avait besoin pour subjuguer l'esprit des hommes.

Ce demi-siècle lumineux, placé entre la sombre époque mérovingienne et les malheurs de l'invasion normande, devait rayonner et resplendir à l'imagination des peuples. Les âmes humiliées et attristées se retournaient avec transport vers ce passé récent, se réfugiaient et vivaient dans ce souvenir, s'y attachaient avec une tendresse exaltée.

Cette large source des fictions épiques du moyen âge n'est pas la seule où les poètes aient puisé. Les guerres des barons entre eux, leurs révoltes contre la Couronne, les haines renaissant du sang versé, les ruines amoncelées d'où surgissent tant de figures énergiques et sinistres, vinrent se peindre dans les compositions poétiques et constituer un second cycle, le cycle de l'opposition féodale aristocratique, à côté du cycle carlovingien, empreint de l'esprit monarchique, unitaire.

Pendant ce temps, un monde poétique d'une nature étrange, mystérieuse, naissait dans les solitudes de l'Armorique, œuvre du génie celtique, dont les traditions conservées par une race fidèle, sous forme de chroniques, allaient enfanter des poèmes rivaux des chansons de geste.

Le cycle breton, d'origine à la fois celtique et chrétienne, résumera les légendes dans l'histoire d'Artus et des héros de la Table ronde, en vers octosyllabiques pour la plupart, opposant aux rudes barons féodaux ses rois aimables et brillants entourés d'enchanteurs et de chevaliers amoureux, dont la galanterie mystique, mise à la mode par les romans en vers, se répandra dans toute l'Europe par les descendants des anciens bardes, les harpeurs bretons, et adoucira les mœurs sauvages peintes avec tant d'énergie dans nos rudes épopées.

Il est impossible, on en conviendra, d'esquisser un tableau plus vivant et de mieux préciser le point de départ de notre littérature nationale.

Quelle part l'esprit germanique de cette race qui donna à la France les premières dynasties de ses rois, a-t-il eu dans les origines de notre poésie héroïque? Charlemagne, au dire d'Eginhard, fit rassembler et écrire les chants nationaux des Francs, les cantilènes consacrées à la gloire de ses plus anciens prédécesseurs, recueil aujourd'hui perdu, mais qui, selon toute probabilité, renfermait les mêmes légendes sur lesquelles reposèrent les Nibelungenlieds du moyen âge.

L'invasion eut son cycle de légendes, et c'est à lui qu'appartient probablement l'épisode de la lutte d'Hildebrand avec son fils Hadebrand, retrouvé dans un manuscrit tudesque du XIe siècle, curieux et rare échantillon de la vieille poésie barbare.

Aux jours de fête les poètes et les jongleurs chantaient devant les princes carlovingiens, pendant les banquets, les hauts faits des guerriers, comme cela avait eu lieu chez les rois goths et aux repas de noce des seigneurs francs. Les origines de l'épopée française remontent donc, pour ainsi dire, au berceau même de la nation.

L'un des souvenirs qui touchent plus particulièrement notre contrée, est celui de Guillaume au Court-Nez, l'un des personnages les plus marquants du cycle carlovingien, et qui forme à lui seul tout un cycle:

Les jongleurs chantèrent la victoire de Charles le Chauve sur le comte Gérard; les exploits de Guillaume Longue-Épée, qui régna dans la première moitié du Xe siècle, furent également chantés par les poètes populaires, et nul n'ignore que le jongleur Taillefert entonna la Chanson de Roland au début de la bataille d'Hastings en 1066, et qu'il eut l'honneur de frapper le premier coup.

C'est entre 1050 et 1250 que s'encadre la période d'activité féconde des chansons de geste dont le cadre épique va toujours en s'élargissant, et qui, au lieu de se borner à 4 ou 5,000 vers, finit par en embrasser au-delà de 20,000. Au début, les poèmes courts et pleins de l'âpre sève des temps féodaux se reconnaissent extérieurement à l'emploi du vers décasyllabique et de l'assonance.

Après ceux-là viennent les poèmes composés en dehors de la tradition primitive épuisée, la rime y remplace l'assonance; enfin viennent les poèmes cycliques, groupant les héros par famille et complétant leur histoire. Au XIIIe siècle le vers alexandrin remplace définitivement le décasyllabique.

Voilà comment l'épopée française est née et s'est formée; nous allons voir quels ont été ses développements.

 On ne compte pas moins de 80 chansons de geste dans l'épopée féodale et carlovingienne. Si à ces 80 poèmes français on ajoute les romans épiques du cycle breton et les sujets tirés de l'antiquité, on arrive à un total de plus de 800 manuscrits.

Les Chansons de geste du  Cycle carlovingien, publiées par l'État, forment 40 volumes comprenant 400,000 vers. Une seule, la Chanson de Roland, date de la fin du XIe siècle, 22 sont du XIIe' près de 50 appartiennent au XIIIe et le reste aux deux siècles suivants.

Ici, l'auteur consigne, dans une Note intéressante, les titres des principaux de ces poèmes populaires. Sur ce vaste ensemble, dont nous venons d'indiquer l'importance numérique, le Midi ne peut revendiquer, comme lui appartenant en propre, que la seule Chanson de geste de Gérard de Roussillon; le reste est du domaine de la langue d'oïl, et les textes les plus nombreux sont dans le dialecte de l'Ile-de-France.

Les seuls poèmes épiques du Midi sont ceux que les troubadours ont traduits ou imités des épopées du Nord.

Dès la fin du XIIe siècle, les œuvres de ses trouvères étaient très-répandues dans tout le sud de la France. Il importait, dans l'exposé si complet et si intéressant des Origines de la poésie française, que tout fût précisé et défini avec soin, et M. Aubertin n'a pas négligé cette précaution, qui permet au lecteur de suivre, sans difficulté, le narrateur dans toutes les parties de son œuvre, témoin cette définition du cycle, que beaucoup auraient assurément réclamée, s'il n'était allé au-devant de leurs désirs :

 Les cycles sont des groupes et comme des familles de poèmes, qui ont pour commune origine une vaste légende. Un poème est d'abord fait sur l'événement capital de la vie du héros; puis, autour de ce point lumineux se rangent d'autres poèmes de dates plus récentes, ayant pour matière les exploits secondaires du même personnage et les détails qui se réfèrent à ses débuts et aux membres de sa famille.

 L'épopée française compte trois cycles principaux le cycle du Roi, celui de Doon de Mayence et celui de Garin de Monglane. Le cycle du Roi comprend poèmes il y en a 10 dans le cycle de Doon, et 19 dans celui de Garin. D'autres cycles particuliers s'ajoutent, en outre, à ces grandes divisions, tels que celui des Loherains, du Ponthieu, du Vermandois, d'Aubry le Bourguignon, de. Gérard de Roussillon, etc., et enfin, le cycle des Croisades, composé de cinq poèmes.

Les Derniers Trouvères forteresse du faucon noir Montbazon (3)

Il est bon aussi de savoir ce qu'était une chanson de geste

Rien de plus simple que sa contexture, nous dit M. Aubertin, c'est une suite de tirades monorimes de longueur inégale, appelées laisses (complaintes), fort courtes dans les plus anciens poèmes, mais démesurément longues dans les poèmes les plus récents il y a tel couplet de la Chanson des Loherains qui ne compte pas moins de 546 vers. Les rimes masculines reviennent plus souvent que les rimes féminines, parce qu'ayant un son plein, elles se prêtent mieux à l'accompagnement musical.

Parfois les couplets se terminent par un vers plus court, dont l'intonation était différente, comme cela existe encore dans les pauses des épitres et des évangiles de l'office religieux. Le sujet est exposé en quelques vers le dénouement, comme chez les poètes grecs, est annoncé dès l'exorde, et la fin est aussi simple que le commencement. Quand le poète est au bout de sa matière, il le dit et, sans plus de façon, congédie l'assistance Allès vos en: li roman est finit.

La chanson de geste définie, il n'est pas moins intéressant de connaître, avec précision, ceux qui la composaient et ceux dont le rôle était surtout de la répandre en la chantant :

Parfois le poète et le chanteur se confondaient en une seule et même personne; mais le plus souvent il y avait séparation entre les deux talents. De là, deux classes distinctes parmi ces hommes attachés au service de la poésie primitive les trouvères et les jongleurs. Le trouvère était poète, le jongleur était déclamateur et musicien.

D'où provenaient ces Individualités en quelque sorte complémentaires l'une de l'autre?

Trois éléments avaient servi, par leur réunion, à les former un élément barbare, les scaldes germaniques qui remplissaient le même office que les anciens bardes gaulois; un élément clérical, car les cantilènes héroïques, composées en latin rustique ou en roman, eurent souvent les clercs pour auteurs; enfin un élément gallo-romain, en ce que la civilisation antique avait produit une tourbe flottante d'amuseurs publics, rapsodes de la décadence, à l'usage des grands et de la foule.

Ce mélange d'éléments variés représente assez exactement la composition générale de la société dans l'intervalle fort troublé du Ve au Xe siècle. C'était aux grands jours de fête, à Noël, à Pâques, à la Pentecôte ou lorsqu'une occasion solennelle avait mis en joie et en honneur un château, une abbaye, une ville, que les jongleurs demandaient à être entendus, et débitaient, et s'accompagnant de leur instrument, des épisodes d'une durée moyenne de 2,000 vers.

Cette poésie, chantée et accompagnée produisait un très grand effet; et quand les jongleurs voyaient éclater les transports des assistants, surexcités par l'image enflammée des batailles, ils lançaient habilement leurs appels à la générosité publique, et les dons pleuvaient sur eux.

Les deux chapitres consacrés par M. Aubertin aux trouvères et jongleurs, font ressortir, avec tous les détails nécessaires, la physionomie particulière de ces personnages qu'on peut regarder comme les prédécesseurs de nos auteurs dramatiques et des acteurs de notre scène moderne; ils nous apprennent tout ce qu'il est intéressant de savoir sur eux et nomment, chemin faisant, ceux qui se sont plus particulièrement fait remarquer a la cour des princes et ont laissé un nom dans les annales du gai savoir.

L'auteur discute ensuite les qualités et les défauts de l'épopée française au moyen âge, et établit, par des exemples, que l'intérêt historique et la vivante peinture des mœurs contemporaines y priment et dominent le mérite littéraire. Il nous est impossible, en rapportant cette appréciation si juste du mérite relatif de ces anciennes productions de l'esprit français, de ne pas mettre en parallèle les appréciations absolument identiques que nous avons si souvent émises au sujet des décorations murales de nos édifices du moyen âge; décorations tout empreintes du courant des idées des siècles passés dont elles étaient la vivante image, et si précieuses pour nous à ce point de vue réellement historique, que l'on passe volontiers condamnation sur l'inexpérience et l'inhabileté des artistes, souvent trop accusées dans l'exécution de leurs tableaux et de leurs figures.

L'art est absent dans les chansons de geste, la composition presque nulle; mais elles sont pleines d'une énergie sauvage. Ce n'est ni riche, ni gracieux; c'est fort comme un bon haubert et pénétrant comme une épée.

Les vers, dont l'allure est tout d'une pièce, se suivent et retentissent l'un après l'autre, comme des barons pesamment armés. On saisit dans une intuition vraiment poétique, tout un état moral bien éloigné du nôtre, mais jeune et plein de vie.

Ce tableau est parfait mais il ne suffit pas à l'auteur de l'avoir esquissé, il tient en outre à asseoir sur de bonnes preuves, dans l'esprit des lecteurs, son jugement tracé de main maître, et, pour atteindre ce but, il analyse deux de nos principales chansons de geste : la Chanson de Roland, le chef-d'œuvre du cycle carlovingien et l'une des plus curieuses légendes du cycle féodal; la Chanson de Raoul II, comte de Cambrai, neveu de Louis d'Outre-mer.

Il s'agit dans la première, comme on le sait, de l'expédition de Charlemagne en Espagne, contre les Sarrasins, composée, selon toute apparence, vers la fin du XIe siècle, sur les cantilènes populaires commencées du vivant de l'empereur, et qui se sont grossies chemin faisant; elle compte environ 4,ooo vers et comprend cinq parties qui s'enchaînent et se succèdent avec la simplicité régulière d'une chronique. C'est en quelque sorte notre Iliade française.

La seconde est la chronique d'un groupe de personnages dont l'auteur épuise l'histoire en exposant les causes et les effets d'une querelle qui a détruit deux maisons rivales les comtes de Cambrai et les comtes de Vermandois. Des tableaux animés et saisissants des mœurs du Xe siècle sont le principal mérite de cette mise en scène des chroniques fabuleuses des temps féodaux, greffées sur un fond historique.

 

 

 

Le cycle breton des chansons de geste est ensuite examiné par M. Aubertin.

Les chansons de geste françaises avaient été popularisées depuis longtemps par les trouvères et les jongleurs, lorsqu'une poésie nouvelle se répandit en Occident, et vint disputer au cycle de France la faveur publique.

Née dans les Deux-Bretagnes, accueillie d'abord en Normandie, pays limitrophe et allié, cette poésie mettait en lumière un monde étrange de héros inconnus, aussi braves, mais moins rudes que les barons féodaux, environnés de prestiges qui transformaient en fictions le fond réel de leur légende.

L'imagination des contemporains se laissa prendre à sa fécondité ingénieuse, qui contrastait avec nos chroniques guerrières, à cet héroïsme relevé d'exaltations mystiques, qui allait constituer à l'honneur du moyen âge la théorie de la perfection chevaleresque.

Les Derniers Trouvères forteresse du faucon noir Montbazon (2)

Ce fut en 1155 que parut le roman de Brut, annonce et signal d'une révolution poétique qui s'accrut et se développa par une foule d'autres romans en prose, et s'acheva, en 1190, par les poèmes de Chrétien de Troyes, propagateur du cycle breton sous la forme française.

Les lais chantés dès les premiers siècles de notre ère par les harpeurs bretons, primitivement composés en celtique, idiome de la Bretagne, puis traduits par eux dans la langue familière des contrées qu'ils parcouraient incessamment, sont l'origine des romans du roi Artus et de l'enchanteur Merlin, ou Romans de la Table ronde; les romans de Brut et de Rou (ou Rollon), composés par Wace, chanoine de Bayeux, représentent bien l'alliance à la fois poétique et politique récemment formée entre la Bretagne et la Normandie, cimentée avec gloire par la défaite des Anglo-Saxons, leurs ennemis communs; car ces deux chroniques rimées, retraçant l'histoire des deux pays, célèbre tour à tour les héros bretons et les princes normands.

A leur suite vient le Romand du Saint Graal, ou vase contenant le précieux sang du Sauveur, autrefois apporté dans la Grande-Bretagne par son apôtre Joseph d'Arimathie, légende sur laquelle les Bretons s'appuyaient pour refuser obéissance aux décrets de la Cour romaine.

A partir du XIIe siècle, les trouvères français développeront la riche matière du cycle breton de la Table ronde, et en formeront quatre branches : le Graal, Merlin complété par le roman d’Artus; Lancelot du Lac et la Quête (recherches) du Saint Graal : elles se termineront par la branche de Tristan et la belle Iseult, sa mie.

A côté du cycle breton vient prendre place, sous le titre de Rome la Grant, une matière mise à contribution par les trouvères et dont les éléments appartiennent à l'antiquité.

Les principaux poèmes de cet autre cycle furent ceux de Troie, de Thèbes, d'Énéas, de Jules César et d'Alexandre.

L'histoire de l'antiquité n'était, en effet, pour les imaginations du XIIe siècle, qu'une légende un peu plus ancienne que les autres; toutes les formes du passé s'y confondaient : les époques, les nationalités, la civilisation, flottaient pêle-mêle dans un souvenir obscur et indéterminé ; César devenait un Charlemagne romain, Alexandre un Charlemagne grec; accompagnés de leurs douze pairs, ils allaient battant les Sarrasins et promenaient sous tous les climats les invincibles phalanges de leurs barons.

Troie flanquée de tours à créneaux, hérissée de clochers, était dominée par le maitre-donjon d'Ilion. Priam y convoque les barons de son fief, et tint parlement Calchas est un évêque qui a de nombreux couvents et un riche clergé sous son obédience, et, dociles à sa voix, les Troyens jeûnent pour honorer les morts.

Le moyen âge façonnait ainsi le monde à sa guise, donnant aux Grecs et aux Romains ses mœurs, ses lois, ses passions et ses croyances. En puisant à la source antique, le trouvère ne sortait pas du domaine des traditions de son temps.

Nous avons là une bien frappante et nouvelle preuve des allures toutes pareilles de notre littérature primitive avec celles de l'esprit qui présida à la création des décorations murales de nos églises, sur lesquelles nous avons maintes fois signalé la méthode naïve de nos artistes du moyen âge, qui revêtaient les personnages des lieux saints des costumes propres à leurs contemporains, datant ainsi, sans y prétendre assurément, leurs productions, pour les archéologues de l'avenir, et de cette tendance absolue à n'envisager l'histoire qu'à travers le prisme des idées et des habitudes de chaque époque.

Entre toutes ces œuvres, c'est le roman d'Alexandre qui se fait le plus remarquer par des passages dont la verve et le ton belliqueux rappellent les tirades retentissantes de nos meilleures chansons de geste; cette œuvre, due à Lambert le Court et à son continuateur, A. de Bernay, trouvères du XIe  siècle, ne compte pas moins de 22,000 vers.

 Elle eut un tel succès parmi les contemporains, que les Croisés, en traversant les lieux où le trouvère avait placé le combat de huit cents Grecs, conduits par le héros macédonien, contre trente mille Persans, sous les murs de Gaza, ordonnaient aux jongleurs de chanter cet exploit pour s'échauffer au récit de ces antiques prouesses.

Plus tard le théâtre s'empara de ces romans, et les transforma en miracles et en mystère.

 En 1389, on joua à Paris l’entremest du siège de Troie, par ordre de Charles V.

Au XVe  siècle, un étudiant de l'université d'Orléans, J. Millet, écrivit un miracle intitulé Destruction de Troie la Grande, mise par personnages et divisée en quatre journées, et jusqu'au XVIe siècle on voit régner dans l'histoire de France la tradition fondamentale du poème original, c'est-à-dire la croyance à l'origine troyenne des Français cette légende fait autorité.

Les Poitevins ont pu lire, en effet, cette curieuse légende au début même de l'Histoire d’Aquitaine, que leur a léguée J. Bouchet, leur compatriote, qui écrivait dans la première moitié de ce dernier siècle. Dans la seconde moitié du XIIIe  siècle, au moment où l'ardeur des croisades tomba, où l'esprit féodal s'est épuré, la littérature vive et moqueuse des fabliaux, des chansons satyriques, des comédies, éclot de toutes parts et dispute la faveur publique à l'ancienne poésie.

L'esprit bourgeois y étale à l'aise sa bonhomie sceptique et son cynisme railleur; la scolastique universitaire s'y produit à son tour avec les allégories raffinées du roman de Rose.

De là naissent, un siècle plus tard, des œuvres bâtardes, pleines d'emprunts disparates, qui travestissent les anciens sujets par une plate parodie, et les transforment en romans d'aventures, ces romans dégénérés de leur origine épique, rédigés en prose dans le seul but d'amuser les oisifs des XIVe et XVe siècles, -tandis que toutes les nations voisines s'étaient approprié nos poèmes, presque du vivant des trouvères eux-mêmes, en les traduisant dans leur langue, ou en leur empruntant les sujets de compositions nouvelles.

La Renaissance acheva de ruiner ces œuvres de notre ancienne littérature et les plongea à peu près dans l'oubli pour trois siècles. Par intervalle, toutefois, et comme à la dérobée, de rares échos viennent en réveiller le souvenir. Étienne Pasquier et le président Fauchet nomment quelques-unes de ces naïves compositions; Mabillon retrouve quelques-uns de leurs textes; Leibniz éclaire la légende carlovingienne; Ducange dépouille un bon nombre de nos vieux poèmes ; les Bollandistes expriment le vœu qu'ils soient publiés, et les Oudot de Troie fondent et répandent la Bibliothèque bleue, composée de 8 à 10 de ces vieux romans, auxquels Épinal et Montbéliard en ajoutent un certain nombre d'autres.

 Mais tous ces efforts ne parviennent pas encore à réveiller l'attention du public du XVIIIe siècle sur les origines de notre littérature, et les écrivains du siècle de Louis XV et de Mme de Pompadour se contentent de travestir et de farder le moyen âge, en changeant en mousquetaires et en seigneurs à talons rouges les 12 pairs de Charlemagne, et M. de Tressan, de florianiser nos chansons de geste.

C'est à notre siècle que revient l'honneur d'avoir rendu au moyen âge la faveur de l'opinion. Les travaux de MM. Renouard, Michelet, Monnier et Fauriel, donnèrent le signal. Les publications des textes se multiplièrent, exhumant par fragments notre vieille poésie épique, et révélant l'originalité de ses mérites avec l'inévitable mélange de ses imperfections et de ses rudesses.

Au nombre des principaux révélateurs de ces origines de notre poésie nationale, il faut citer les Pâris, les Leroux de Lincy, les F. Michel, les Ed. le Glay, les Génin, de 1830 à 1852, et rappeler enfin que M. Fortoul inspira le décret de 1856, ordonnant de publier intégralement les manuscrits de nos anciens poètes encore inédits (un total de 4 millions de vers!), et depuis lequel commença la publication du Cycle carlovingien) et les études de M. de La Villemarqué et P. Pâris sur le cycle breton.

Voilà comment, dit en terminant M. Aubertin, notre épopée nationale, vengée de l'oubli et des mépris qui ont longtemps pesé sur elle, a reconquis son rang dans l'estime publique.

Depuis 1830, jusqu'à nos jours, ce zèle érudit a suscité plus de 200 ouvrages. En 1830 l'histoire de nos origines littéraires n'existait pas il y a vingt ans, elle était pleine de lacunes et d'obscurités; elle existe aujourd'hui, elle est créée et constituée, et bien qu'on puisse y signaler encore çà et là quelques vides, il est permis au moins d'en embrasser l'ensemble et d'en mesurer la richesse. C'est ce que la suite de ce livre achèvera de démontrer.

Remercions à la fois le savant auteur des Origines de la langue et la poésie française de nous avoir aussi complétement initiés, dans ce premier volume, ces questions qui intéressent si vivement notre amour-propre national, et de nous promettre si vaillamment d'achever bientôt, pour nous, l'œuvre commencée avec tant de bonheur de pareils travaux ont pour mérite principal, outre l'érudition et les courageuses recherches qu'ils impliquent, de nous apporter de nouveaux motifs pour être fiers de notre pays et pour l'aimer toujours davantage.

De LONGUEMAR

 

 

 

 


 

==> Qu'est-ce qu'un troubadour, Qu'est-ce qu'un trouvère ?

==> Les Derniers Trouvères d'Aliénor (Chevalier Vert du Roi arthur)

 

 

 

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